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 L'histoire des neurosciences à La Pitié et à La Salpêtrière J Poirier
The history of neurosciences at La Pitié and La Salpêtrière J Poirier 
 
 
 

mise à jour du
9 mars 2008
1757
page 79-111
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Essay sur le bâillement
Charles Gabriel Porée
1685 - 1770
 
Mémoire de l'Académie des Belles-Lettres de Caen
 
séance publique du 5 février 1756
publiée en 1757

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Charles Porée (1685-1770)
Bibliothécaire de Fénelon, chanoine à Bayeux, Secrétaire de L'Académie des belles-lettres de Caen de 1754 à 1759
 
 
Il le présenta sous la forme de réponse à une Dame qui l'avait interrogé sur la cause du bâillement: du moins M Porée l'a persuadé par le début ingénieux de cet essai que nous donnons tel qu'il est, parce que le public reçoit toujours avec avidité, les productions de ce savant académicien.
 
Une personne, dit-il, pour laquelle j'ai beaucoup de déférence, me demandé il y a quelques temps, pourquoi l'on bâille, ou que l'on est tenté de bâiller à la vue de ceux qui souffrent de cette espèce de convulsion ? Si vous vous contentiez, Madame, lui dis-je, d'une réponse vague & populaire, je vous dirais que c'est pas sympathie, mais je sais quelle est votre manière de penser; sans vouloir paraître savante, cous êtes assez philosophe pour n'admettre que le vrai, ou du moins des conjectures qui en approchent.
 
Les termes Sympathies ou d'Antipathie ont une signification fondée, & suppléent souvent à de longs discours; communément ce sont des azyles de l'ignorance: on employe & on reçoit ces expressions, sans être plus éclairé. "eh bien, reprit la Dame, si vous me croyez plus difficile que le commun du monde, prenez sur vous de m'expliquer ce phénomène sur lequel on passe la vie sans éclaircissement, apparemment parce qu'il s'offre trop souvent à nos yeux; oui, je suis curieuse de savoir pourquoi ceux qui par ennui ou autrement ouvrent la bouche, me sollicitent, car je sens bien que la complaisance à les imiter n'y a aucune part, & on ne s'est point encore aviser de l'exiger, il me semble même qu'on ne devrait bâiller qu'en secret; c'est une espèce d'indécence qu'il faut cacher aux autres quand on le peut."
 
Vos m'avez déjà engagé, Madame, lui répliquai-je, à vous expliquer ce que c'est que la douleur. J'eus l'honneur de vous écrire trois Lettres sur la nature de cette passion, sur ses effets & sur ses usages; mais le sujet était plus étendu et plus noble que celui que vous m'offrez aujourd'hui. Vous m'enhardites même à en faire une lecture dans nos séances publiques; mais traiter du bâillement.. Ah! Madame, cette matière n'est digne ni de vous ni de nos assemblées. "pourquoi non ? Dît-elle, l'éternuement, le hoquet, la respiration & tant d'autres matières physiques ont-elles plus de dignité ? Mr de Réaumur s'est-il déshonoré en traitent des plus vils insectes ? Tout est du ressort des physiciens, & il leur tombe en charge d'étudier la nature dans toutes ses parties; mais ils doivent surtout, s'ils le peuvent, nous mettre au fait de ce qui se passe à tout moment chez nous. Nous ne pouvons trop connaître notre âme & notre corps. Ce n'est vivre qu'à demi que d'ignorer leurs facultés, leurs ressorts, leurs fonctions, leurs assujettissements."
Voici donc les réflexions & les observations que j'ai mises sur le papier & que l'on m'a permis de communiquer, Messieurs, dans une de nos assemblées publiques.
 
Les physiciens, les médecins même ont traité du bâillement d'une manière fort superficielle, parce qu'il n'est pas dangereux, rarement est-il suivi de quelque accident.
 
Il arrive néanmoins quelquefois qu'en ouvrant démesurément la bouche, on de déplace la mâchoire inférieure. Dans un accouchement laborieux, il est quelque fois signe de mort; il annonce la naissance ou le retour de la fièvre: alors il est fréquent & pénible par la distension des membres dont il est accompagné. Il précède la faim, il devance le sommeil & suit le réveil. Il dénote l'ennui et caractérise souvent la paresse. Mes recherches ne m'ont point découvert pourquoi le peuple forme avec les doigts un signe de croix sur la bouche, lorsqu'il est obligé de bâiller. N'y aurait-il point eu dans les siècles précédents, quelque mal épidémique où le bâillement eût été un symptôme dangereux? On n'a dit de l'éternuement, & Polydore Virgile dit que dans une peste qui arriva sous le pontificat de Grégoire le Grand, le bâillement était mortel & que c'est de là que vient l'usage de signer sa bouche quand on bâille; s'il faut rapporter ce signe de croix à la crainte de se démettre la mâchoire, nous voilà dispensé de fouiller dans les annales des peuples qui nous ont précédés. Si c'est pour cacher la difformité d'une bouche béante, nous ne pouvions qu'y applaudir. Quoique ce soient les mêmes muscles qui forment le bâillement, ce ne sont pas toujours les mêmes principes qui le produisent; son méchanisme s'explique bien plus facilement que ses causes. Les Médecins sont uniformes sur le premier point, ils se partagent sur le second.
 
"Le bâillement se fait, dit le célèbre Boerhaave, en étendant presqu'en même temps la plupart des muscles qui obéissent à la volonté, en donnant aux poumons une très grande expansion, en inspirant beaucoup d'air lentement & peu à peu. Ensuite après l'avoir retenu quelque temps, & qu'il a été raréfié, on le rend insensiblement par l'expiration & enfin les muscles reprennent leur état naturel. Son effet est donc de mouvoir toutes les humeurs du corps par tous les vaisseaux, d'en accélérer le cours, de les distribuer également, & par conséquent de donner aux organes des sens & aux muscles du corps la facilité d'exercer leurs fonctions".
 
Les savants Auteurs de l'Encyclopédie ont adopté cette explication: n'est-ce pas l'approcher de la certitude? Quelques Physiciens mettent le siège du bâillement dans la membrane nerveuse de ce tube que l'on nomme oesophage, par où les aliments descendent dans l'estomac. Des vapeurs envoyées de diverses parties du corps, & principalement du ventricule &et des intestins, stimulent cette membrane & la gonflent; cette irritation & ce gonflement obligent la bouche de s'ouvrir pour leur donner une issue libre.
 
Le bâillement est fréquent dans les indigestions. Une quantité de particules acides attaquent l'oesophage qui s'efforce de s'en délivrer, & comme la membrane nerveuse de ce canal s'étend jusqu'aux extrémités de la bouche, il n'est pas surprenant qu'elle s'ouvre pour laisser passer l'air qui est chargé de ces fumées. Avec ce principe ils prétendent expliquer le bâillement qui précède le sommeil ou qui le suit. C'est ordinairement lorsque la digestion se forme que l'on est sollicité à dormir. L'estomac, qui est alors en action pour broyer les aliments & leur donner à la faveur de divers sucs, les qualités du chyle, envoye des vapeurs dans l'oesophage qui fait effort pour s'en débarrasser. Cette même membrane s'en trouve chargée après que l'on a dormi, & occasionne par conséquent les mêmes mouvements. A-t-on faim? Il s'élève de l'estomac des particules fuligineuses, qui s'assemblent sur les parois de l'oesophage, & produisent le même phénomène.
 
Cette explication, qui a un air de facilité, n'est pas du goût des Médecins modernes. Ils la décrivent comme insuffisante: malheureusement ils n'en substituent point de satisfaisante à la place, & Mr Senac soutient que l'on ne saurait expliquer le bâillement d'une manière qui fasse disparaître les difficultés: telles sont les bornes de nos lumières sur les choses même que nous éprouvons tous les jours. Sans chercher la cause du bâillement, ce célèbre physicien explique ainsi le méchanisme: "Premièrement, dit-il, quand on bâille, il se fait une contraction de tous les muscles sur lesquels la volonté agit. En second lieu, durant le bâillement, la capacité de la poitrine s'augmente & l'air entre peu à peu. Troisièmement, quand les muscles on été tirés durant quelque temps, ils survient une traction violente. Enfin à cette traction, se joint une expiration forte qui finit tous ces mouvements". C'est à cette description que se borne cet habile médecin, qui aurait dû pousser plus loin les recherches. On se procure le bâillement en y pensant fortement, alors il est volontaire et consenti. Il y a des occasions où l'on est forcé de bâiller, alors ce mouvement est automatique; on peut le réprimer par quelques modifications, mais on ne peut entièrement le supprimer.
 
La distinction des muscles dont le mouvement dépend de notre volonté & de ceux qui n'en dépendent point, fait apercevoir une merveille fort surprenante dans le méchanisme de la vie, merveille qui n'appartient pas à la matière que nous traitons mais qui serait digne des recherches d'un anatomiste philosophe, qui ne nous regarderait pas comme des pantins. Suivant quelques médecins, le bâillement provient de ce que le sang ne circule pas assez, & la circulation, disent-ils est moins libre, lorsqu'on est pressé du sommeil, ou sur le point d'être saisi de la fièvre; les nerfs sont pressés à leur origine, les vaisseaux s'affaissent, & la passage du sang est par conséquent moins libre. Dans la fièvre les extrémités capillaires sont obstruées ou resserrées; or cette obstruction est un obstacle à la circulation. Ce défaut de circulation est réparé lorsque le sang vient à couler plus librement, & c'est à quoi contribue le bâillement & les extensions des membres causées par une irritation sécrétée qui débarrasse notre corps d'une grande quantité de matières perspirables. Dans ces mouvements toutes les membranes du corps sont secouées, leurs fibres sont écartées & la matière retenue recouvre la liberté de s'échapper. Ainsi, les congestions se soulagent par l'expansion des muscles & par l'oscitation.
 
L'auteur du Dictionnaire de Médecine avance ici un sentiment qui paraîtra un paradoxe. On vit, dit-il, par là pourquoi les personnes les plus saines & les plus vigoureuses sont plus sujettes à bâiller que les autres; c'est que transpirant davantage, il y a plus de matière perspirable retenue dans leurs pores, & par conséquent, de plus grandes & de plus fréquentes irritations. Il ne me convient pas de combattre le sentiment d'un Médecin de cette réputation, une voix impérieuse me renverserait dédaigneusement aux occupations de mon état. Je dirai seulement fondé sur l'expérience, que les personnes faibles et délicates sont fort sujettes à bâiller. Cette habitude a, de tout temps caractérisé la paresse, l'indolence, l'ennui. Il est encore d'observation que les animaux mélancoliques & qui dorment beaucoup bâillent & s'étendent plus fréquemment que les autres. C'est une observation que j'ai suivie. De cette variété de sentiments, concluons que les causes du bâillement nous sont peu connues, tandis que le phénomène est si sensible. Serons-nous donc toujours réduites aux conjectures, & verrons-nous que les dehors de ce qui se passe dans les fonctions & le méchanisme de la vie? Attendons les lumières plus certaines des efforts assidus de notre siècle, pour pénétrer dans les secrets de la nature. S'il n'est pas permis d'entrer dès à présent dans la partie la plus intérieure de ce sanctuaire jouissons de la liberté d'en considérer les avenues & les entours.
 
Dans le bâillement, le cerveau s'abaisse, c'est de qui a été remarqué par un Médecin, qui assure que le cerveau s'abaisse dans l'inspiration & s'élève dans l'expiration. Mr de la Mure, professeur à Montpellier, confirme par des expériences de découverte du Docteur Schilgting, sur la correspondance des mouvements de la respiration avec ceux du cerveau. Plus la respiration est forte plus ces mouvements deviennent sensibles.
 
Les Oiseaux bâillent ainsi que les hommes & plusieurs autres animaux, mais leur bâillement diffère du notre. La partie inférieure du bec des oiseaux est stable, la supérieure est mobile par le moyen d'une charnière, qui unit les os de la tête de l'Oiseau à son bec. Notre mâchoire supérieure est fixe, l'inférieur est mobile & s'articule avec les os des tempes. Dans le bâillement de l'homme c'est la partie inférieure de a bouche qui s'abaisse: le méchanisme diffère, l'intention de la nature est la même & arrive au même but. Au reste cette remarque n'est que de simple curiosité.
 
Nous bâillons en naissant: le premier enfant qui vint au monde en donna l'exemple. Ce n'est pas à l'ennui que ce mouvement peut être attribué, la société dans laquelle entre un enfant lui est connue. La faim & le sommeil n'en sont pas la cause immédiate; la nourriture va être administrée par un nouveau canal; il faut donc le rapporter d'abord au changement que produit en lui le jeu de la respiration qui commence; ensuite au conduit nouveau qui se fraye le sang. On peut le regarder encore comme une marque de lassitude causée par les fatigues de la naissance & par la nouvelle oscillation des humeurs. Tous ces changement sont admirables & démontrent une providence digne de nos plus profondes adorations. Quelqu'un néanmoins pourra se plaindre qu'il y ait de la peine à naître comme il y en a à mourir, & souvent est-il moins pénible de vivre. Jusqu'ici j'ai réfléchi sur mes lectures: me voilà maintenant abandonné à mes propres observations; je vais marcher sans guide, c'est une raison, je crois, pour me faire pardonner mes écarts.
 
Par tout où l'ennui se trouve, & où ne se trouve-t-il pas? Le bâillement le suit. Il est son annonce & son interprète. "Cercles nombreux, Concerts, Académies, Tout ressent son pouvoir, même les comédies".
 
Les Juges bâillent à l'Audience, les Auditeurs au sermon, les Spectateurs aux représentations. Est-ce la faute des Avocats, des Prédicateurs, des Auteurs dramatiques, des Acteurs ?cela n'arrive que trop souvent. On aurait cependant tort de juger d'un discours, d'une pièce de théâtre, en un mot de tout discours public, par le bâillement & le sommeil de certaines personnes; l'ignorance des uns, le mauvais goût des autres peuvent causer l'ennui, tandis que les vrais connaisseurs sont attentifs & ne perdent rien de ce qu'ils jugent intéressant. Ne mettons pas sur le compte de l'ennui des bâillements simulés ou un sommeil de commande qu'affectent des passions odieuses pour décrier ceux qui déplaisent. On loue une personne sur son esprit, sa beauté, ses talents en présence d'un autre, qui serait fâchée d'en convenir; celle-ci affecte de bâiller, façon indirecte de contredire les louanges dont l'amour propre est blessé. Cela se fait presque sans réflexion, parce la passion est plus prompte que la réflexion même. Combien de fois des gens mal intentionnés ont-ils bâillé devant une orateur pour le déconcerter & le décourager? C'est apparemment sur ces bâillements incivilement affectés que tombait la sévérité de quelques Censeurs Romains, qi damnaient à une amende ceux qui bâillaient dans le Sénat ou dans les Comices. Ce n'était pas à la nature, c'était à la malignité qu'ils imposaient des lois.
 
L'ennui qui produit le bâillement est souvent un dégoût universel qu'éprouvent les personnes accoutumées à un grand mouvement, à l'agitation des affaires & des plaisirs, réduites à elles-mêmes par une disgrâce, par un renversement de fortune ou par des infirmités méritées; le loisir et la solitude leur deviennent insupportables; elles succombent sous le pénible fardeau de n'avoir rien à faire. Inutilement vous leur présenteriez des remèdes dans des lectures salutaires, dans des discours sensés, dans des compagnies choisies, tout ce qui est étranger à leur premier état devient fastidieux.
 
En général, rien de plus efficace pour faire bâiller que les discours de morale. Quoi! Des leçons de sagesse ont-elles en elles-mêmes de quoi exciter l'ennui & le dégoût ? Non, ce l'est point précisément du fond de la sagesse qu'ils naissent; la science des moeurs a des véritables beautés. Mis dès l'enfance on moralise impérieusement devant nous. On nous accable de moralités dans la jeunesse, elles nous poursuivent dans un âge plus avancé, & la vieillesse, sans en être plus sage, croit avoir acquis le droit de moraliser sans fin. Qui pourrait tenir contre tant d'importunes redites? Il faut bien que la bouche s'ouvre, que les yeux appesantis se ferment, & que l'âme cherche un asile dans les bras du sommeil. Voulez vous instruire sans faire bâiller ? Ne pouvant toujours mettre la morale en action, ayez soin de moins d'assaisonner vos leçons. Quelles soient piquantes, légères détournées, qu'elles tiennent l'Auditeur éveillé par une forme naturelle, gracieuse, qui rende le moraliste aimable. Esope & Socrate avaient trouvé ce secret, les poètes dramatiques l'ont perfectionné. Dès que l'âme est agréablement ou fortement affectée, l'envie de bâiller ne se fait point sentir. Observez des joueurs à une table où le jeu est intéressant, vous n'y verrez point bâiller; toute passion forte est diversion, qui éloigne le sommeil & les avant-coureurs. Devenus tranquilles, ces joueurs bâillent alors d'autant plus fréquemment qu'ils ont été contraints.
 
Si l'ennui fait bâiller, la douleur & le plaisir produisent quelquefois cet effet: alors cette espèce de convulsion est brusque & instantanée, c'est une observation de Monsieur de Buffon au lieu que le bâillement de l'ennui en porte le caractère par la lenteur avec laquelle il se fait.
 
En bâillant plusieurs profèrent des sons, & font entendre des tons diatoniques, des espèces de tenues, mais faute de méthode ces bâilleurs font de fréquentes dissonances. Des sons si choquants ne pourraient entrer que dans une parodie de l'Opéra de Circé, au moment que les Compagnons d'Ulysse font métamorphosés par cette fameuse Magicienne. On ne doit se permettre ces bâillements ridiculement sonores, que quand on est seul, ou devant des personnes à qui l'on ne croit rien devoir; les égards les suppriment. Il est donc avantageux de donner des règles à ces mouvements indélibérés. Oui le bâillement doit être discipliné parmi les observateurs des bienséances. Combien de préceptes pour marcher, pour rire, pour manger? L'éternuement est honoré d'un antique cérémonial, le bâillement n'a point encore attiré de compliment. Tout le monde n'éternue pas de la même façon & ne bâille pas de la même manière il y a quelque chose d'accidentel qui varie ces symptômes. Sur un fond commun il y a plusieurs nuances qui viennent de l'habitude, de la conformation extérieure & intérieure, & principalement de l'éducation. Dès le noviciat une Religieuse est formée à éternuer avec moins de bruit , moins de violence. Une jolie personne s'observe sur le bâillement: elle donne â ce mouvement involontaire plus de décence elle ne se pardonne point cette expansion de bras, cette contorsion de mains & ces espèces de cris que se permettent ceux qui négligent de veiller sur leurs mouvements & sur leurs attitudes. Si nous avions un parfait empire sur le bâillement, la plupart des Dames se l'interdiraient pour toujours; mais ce mouvement prévient le consentement de la volonté; elles consultent le miroir pour ouvrir la bouche avec agrément.
 
Peu parviennent à être contentes d'elles-mêmes: le bâillement ne se prête point au grâces, ainsi que le sourire & les larmes. Pour cacher le désagrément d'une bouche béante, elles ont recours à l'éventail, donc l'exercice a plus d'un usage. L'hyver elles opposent leur main, heureuses, si elle est d'une forme à se faire admirer, ou si quelque diamant de prix appelle les yeux des spectateurs, alors elles s'efforceront mollement de cacher cette marque d'ennui elles pourront même l'affecter: ce qui ne convient pas aux unes peut être favorable aux autres. On en a vu qui craignaient tant de bâiller voir le plus léger dérangement dans leurs traits, qu'elles n'osaient manger ni boire en présence des personnes à qui elles désiraient de plaire. N'est-ce pas là se rapprocher de l'attitude des idoles & briguer le culte qui leur fut autrefois rendu? La sage Minerve cessa de jouer du Fifre, & jeta avec indignation cet instrument par terre, piquée du reproche que lui firent les Déesses de ce qu'elle n'en pouvait jouer sans altérer sa physionomie. Le désir de paraître belle l'emporta sur la gloire des talents; ce sentiment prévaudra toujours.
 
Enfin le bâillement est si mal reçu dans la société des personnes délicates que la Poésie a proscrit jusqu'aux bâillements métaphoriques que les Grammairiens nomment hiatus, parce qu'ils gênent la prononciation & I'empêche d'être coulante.
 
Les versificateurs exacts les bannissent de leurs Vers; les Prosateurs puristes les évitent. Les Écrivains de notre Province s'en aperçoivent moins, & ne les reconnaissent que dans fa rencontre d'une voyelle qui finit un mot & d'une voyelle qui en commence un autre. L'Abbé de Dangeau, encore plus sévère que Malherbe contre toute espèce d'hiatus, trouve dans le Cinna de Corneille vingt six endroits où le choc des voyelles sourdes ou nasales avec d'autres voyelles, faisaient des bâillements. Virgile s'observait peu sur ce point, quelques critiques même lui en ont fait un mérite. Je leur laisse le soin de le justifier: le génie de la langue Italienne sera pour eux une espèce d'autorité, les hiatus y sont aussi fréquents qu'inévitables.
 
Les bâillements d'une porte, d'une fenêtre, d'un ouvrage de menuiserie, sont encore des bâillements métaphoriques aussi difformes & plus incommodes que ceux de la Poésie, ceux-là choquent les sens, ceux-ci blessent seulement des délicatesses de convention, des règles presque arbitraires. Au reste il ne faut qu'une médiocre attention pour remédier aux uns & aux autres.
 
La Médecine n'a presque rien prescrit au sujet du bâillement physique, parce que l'oscitation n'est pas une maladie en elle-même elle n'en est tout au plus que le pronostic ou l'accompagnement. Cependant si on le trouvait trop fatigué par cette convulsion on peut y remédier par un verre de vin trempé. Quel bonheur, si tous les remèdes n'avaient rien de plus rebutant! On a observé que si l'on a froid en bâillant, on sent un frémissement dans les muscles de plusieurs endroits du corps mais il est à remarquer que l'on bâille moins en plein air que dans un réduit, moins dans un lieu froid que dans un appartement échauffé. Le froid comprime ce que la chaleur dilate. Le plein air distrait dissipe; un endroit renfermé recueille & concentre. Mais pourquoi à la vue d'une personne qui bâille est-on porté à l'imiter? Quels sont les secrets de ce phénomène, qui en un sens fait honneur à l'humanité en prouvant les rapports que la nature a mis entre un homme & son semblable? Car j'ai remarqué que les animaux en bâillant en notre présence n'excitent point en nous le même mouvement. Ne nous contentons pas de recourir au terme usité de sympathie, les mots par eux mêmes n'éclairent point ce sont les idées qu'ils renferment qui peuvent nous instruire, en les développant.
 
Il faut convenir d'abord qu'il y a une sympathie graduelle, premièrement avec tout ce qui est vivant; en second lien avec les animaux; troisièmement avec ceux que la domesticité approche de nous enfin avec nos semblables. Cette sympathie, à laquelle on ne fait pas assez d'attention, est augmentée ou affaiblie par un grand nombre de circonstances. C'est dans les passions qu'est la source de tout ce qu'il y a d'accidentel dans cette communication nécessaire. Les Stoïciens , en commandant l'apathie ou l'insensibilité, contrariaient donc la nature & lui faisaient violence. Violence inutile, on ne peut lui faire perdre les droits. Ignoraient - ils donc ces superbes Philosophes que tout étant lié, part out où il y a action, il y a réaction ? Oui: tout agit & réagit les corps sur les organes des sens, les sensations sur les esprits, les esprits sur les corps, & les corps réciproquement les uns sur les autres: ce font des faits. Dans cette variété d'impressions il y en a de concordantes & de discordantes. Les unes produisent l'aversion, l'éloigne, la frayeur, l'horreur, la fuite, la haine , ou l'indifférence. Les autres produisent l'attrait, le désir, la recherche, la complaisance, l'empressement, l'amitié, la tendresse. Ainsi l'âme s'unit à tout ce qui lui plaît, & fait divorce avec tout ce qui lui déplaît. On serait étonné de toutes les manières dont nous sommes affectés par tout ce qui se présente à nos yeux, par tout ce qui frappe nos sens par tout ce qui nous environne , si avec une certaine sagacité on s'observait long-temps & que I'on se rendit un compte fidèle de tout ce qui se passe en nous, je ne dis pas pendant une année complète , mais seulement pendant une semaine, que dis-je? pendant une journée entière où nous jouirions de spectacles frappants ou agréablement diversifiés. Mais nous regardons ces observations comme minutieuses. L'empressement de jouir sans examen nous emporte; les affaires de la vie nous paraissent plus importantes que des spéculations philosophiques, & plusieurs le sont en effet. Il faudrait avoir du loisir, de la patience, un esprit de réflexion, & être remué par le même intérêt que Sanorius, qui pendant plusieurs années se pesait avant & après le repas, avant & après le sommeil, dans la tristesse & dans la joie, afin de connaître le déchet ou l'accroissement de pesanteur qu'éprouvent nos corps dans les diverses situations de la vie.
 
C'est la vue principalement des personnes qui fait sur nous des sensations vives ou sourdes, infinies en nombre, & d'un détail inépuisable. L'âge, la figure, l'habit, la taille, le port la ressemblance, la condition, la dignité, les perfections , les défauts, enfin un nombre illimité de relations & de rapports font sur le spectateur, des impressions aisées à distinguer par ceux qui ont allez de présence d'esprit & de sagacité pour observer toutes les nuances qui se montrent sur le visage, dans les mouvements du corps & surtout dans les yeux, Nous devenons des miroirs les uns pour les autres, mais des miroirs mobiles qui changent à chaque moment. Un homme âgé se présente, le premier instant ne lui sera pas favorable; il verra fur le visage d'une jeune personne une impression triste & sérieuse: il parle, il dit des choses obligeantes & flatteuses, la glace versatile représente autrement la jeune personne oublie les traits surannés du vieillard, elle lui pardonne son âge, elle lui trouve encore une espèce de fraîcheur. Un homme peu connu entre dans une compagnie babillé simplement: que de froideur dans l'accueil qu'on lui fait. On vient à savoir qu'il est riche, opulent & qu'il a du crédit à la Cour, on l'écoute avec attention, on le regarde avec respect. Annonce-t-on un savant? On se prépare déjà à l'ennui, peut-être a-t-on déjà bâillé. Ce savant n'est pas un pédant, c'est un homme poli, vif, enjoué, badin, plein d'heureuses saillies, on s'étonne, on admire, & on a peine à croire qu'il soit Philosophe, on lui accorde simplement la qualité de galant homme, d'homme d'esprit. Une belle personne, un cavalier bien fait, qui on ne connaissait point d'engagement, sont introduits dans un cercle, on s'apprête â leur inspirer des sentiments & à en recevoir. Vient - on à savoir qu'ils sont mariés depuis peu ? l'intérêt change les émotions s'évanouissent, les prétentions cessent & la conversation prend un tour différent.
 
Nous sommes donc susceptibles d'impressions â l'infini, les unes superficielles & fugitives , les autres profondes & durables. Ceux qui rient nous préparent à la joie, ceux qui pleurent nous préparent à la tristesse, ceux qui souffrent nous affligent. Milon les mains engagées dans un chêne entrouvert & refermé, en proye à un Lion qui le déchire & le dévore; Laocoon & les deux enfants saisis par des serpents monstrueux, la douleur amère & les efforts impuissants de ce père infortuné, nous remplissent d'une secrète horreur & nous causent une tendre émotion. Nous n'admirons le pinceau ou le ciseau de l'Artiste, Phidias ou Virgile, qu'après que les mouvements de sensibilité sont ralentis. Le sentiment est pour l'objet, la réflexion et pour l'art, le sentiment précède, la réflexion le fuir. Rencontre-t-on un homme gémissant sous un fardeau qui I'accable ? On retient son haleine, on travaille avec lui, on fait des efforts, on sue & si l'homme achève heureusement sa tâche, on le trouve soulagé.
 
Vous supposez, me dira- t-on, des Spectateurs que l'orgueil des richesses ou du rang n'a pas dépouillé des tendres sentiments de l'humanité. Oui, & je crois la supposition convenable dans le lieu où je parle, & devant les Auditeurs, qui me font l'honneur de m'entendre. La réaction qui se fait en nous à la vue d'un homme qui est peiné, qui souffre, se fait aussi à la vue d'une personne qui bâille. Cette personne est affectée ou supposée affectée d'ennui; or l'ennui est très contagieux; il le communique de proche en proche; il excite une vapeur, qui par une espèce de gonflement & d'irritation, oblige la bouche de s'ouvrir.
 
Pour produire cet effet, il faut à la vérité, que l'imitateur ne soit pas sur ses gardes, & que son âme ne soit agitée d'aucune passion dans ce moment. On ne bâille point par imitation devant une personne qu'on hait ou qu'on méprise. Un riche glorieux ne le sentira point sollicité à bâiller devant un pauvre qui bâille: le premier sent trop sa supériorité pour être affecté. Disons la même chose d'une belle personne devant une laide celle là est trop attentive à les avantages pour devenir à l'unisson sur ce point. Il en est autrement des égaux. Prévenus d'estime ou d'amitié les uns pour les autres jusqu'à la familiarité, si quelqu'un d'eux bâille, les autres ne craignent point de l'imiter.
 
Les inférieurs, quoique assujettis â des égards pour ceux en qui ils reconnaissent de la prééminence, se permettent de bâiller mais c'est une imitation politique & pleine d'adulation. Qu'une personne considérée dont on brigue la faveur, vienne â bâiller dans une compagnie ou à un spectacle, des imitateurs serviles croyent qu'elle a raison, alors leurs bouches béantes s'efforcent d'applaudir à une convulsion qu'on suppose l'effet d'un ennui bien fondé & une preuve tacite du bon goût, Peut-être cet homme en place, qui bâille, a-t-il passé la nuit dans les plaisirs cependant le voilà devenu une autorité & un modèle pour bâiller. Communément & presque toujours le bâillement de pure imitation est une surprise faite à une personne distraite, désoeuvrée, montée au ton de l'ennui & de l'indifférence. C'est un mouvement de la nature qu'aucune réflexion n'a devancé. Pour s'en défendre, il n'y a qu'à réfléchir sur ce qu'on doit aux autres & sur ce que l'on le doit à soi-même. Il est inutile de le dire aux personnes polies, qui observent scrupuleusement les règles d'une exacte bienséance. Elles attendent les libres moments de la solitude pour bailler à leur aise.
 
Mais doit-on des égards si circonspects à des importuns qui portent avec eux l'ennui? Ne peut-on pas en bâillant de bonne fol les avertir que leur conversation pèse, que leur présence gêne & qu'ils devraient se retirer? Il ne m'appartient pas de discuter, encore moins de fixer les droits de la supériorité je dirai seulement que les inférieurs qui ont le discernement fin & le coup d'oeil sûr, préviennent les marques d'ennui que donneraient ceux qu'ils doivent respecter.
 
Cette réflexion regarde aussi tout homme qui parle en public.
 
Mr. le Directeur fit la réponse suivante.
 
Le Bâillement est un accident de la nature humaine qui nous affecte peu, parce qu'il est ordinaire & qu'il n'en résulte aucun inconvénient vous nous faites voir cependant, Monsieur, sue les choses les plus communes ne sont pont indignes des recherches d'un observateur curieux, & votre discours nous a prouvé qu'on peut donner de l'agrément aux choses qui en paraissent les moins susceptibles.
 
Vous trairez d'abord le Bâillement en Physicien, vous en recherchez la cause & le méchanisme. Une contraction de muscles souvent involontaire est ce qui produit le bâillement mais à quelle occasion & par quels principes le tait cette ouverture de bouche ? quels rapports immédiats notre âme a-t-elle avec cet organe pour produire infailliblement cet effet dans des circonstances de sommeil, de maladie on d'ennui? par quelle raison, ou, si vous voulez, par quelle sympathie une personne qui bâille, assujettit elle tous les spectateurs au même mouvement? Vous n'osez décider sur tous ces points; respectant la nature dans ce qu'elle dérobe à notre connaissance, vous ne cherchez à découvrir que ce qu'elle nous a permis de connaître; votre curiosité ne s'étend point au - delà des bornes qu'elle nous a prescrites.
 
Le Bâillement a des causes bien différentes, mais il est uniforme dans son méchanisme. Il serait bien utile, pour la société, qu'il variât dans sa forme selon le principe qui le produit les bâilleurs de bonne foi ou par besoin, ne se croient plus exposés à l'espèce de honte que l'on a attachée au bâillement en général; celui qui serait produit par la maladie, la faim ou le sommeil, serait lavé de toute teinture d'impolitesse, & l'on ne trouverait pas plus d'indécence à ouvrir la bouche pour ces causes, que l'on n'en trouve à tousser ou éternuer nous ne pouvons répondre d'une causes supérieure & qui ne dépend point de nous.
 
Celui qui naît de l'ennui, me parait différent: S'il avait des caractères distinctifs, il serait quelquefois impolitesse, quelquefois aussi il ferait un avertissement aux ennuyeux de nous délivrer de leur présence; eh! quel service par là ne rendrait-il pas au genre humain? Il faut en convenir, le monde est rempli de gens fastidieux: le lot ennuye l'homme d'esprit : celui-ci à son tour ennuye le petit maître, le moraliste ennuye le libertin, & l'on pourrait dire que la moitié du monde est une cause d'ennui pour l'autre. Quel bonheur pour la société, si par un ligne non équivoque, on pouvait faire sentir clairement à ceux qui nous ennuyent la situation de notre âme , & par là procurer leur départ! Mais je me trompe, il en est de certains & même en grand nombre; plaignons - nous plutôt du peu d'intelligence de ceux qui ne savent pas les entendre.
 
Quoiqu'il en soit, le bâillement a ses règles & vous nous avez fait voir, Mr. que l'art de plaire en sait tirer parti; il a même quelquefois des grâces & il peut être amusant pour un spectateur non sympathique de voir les différentes grimaces de gens qui s'y livrent sans réserve. Un Auteur moderne nous parle d'un gentil-homme provincial, qui deux fois par an proposait a ses vassaux un prix de bâillement; la scène commençait vers l'heure où l'on a d'ordinaire plus d'envie de se livrer au sommeil; lui & sa famille étaient les juges, & un ample fromage de Chester était la récompense du plus agréable bâilleur.