Le bâillement, du réflexe à la pathologie
Le bâillement : de l'éthologie à la médecine clinique
Le bâillement : phylogenèse, éthologie, nosogénie
 Le bâillement : un comportement universel
La parakinésie brachiale oscitante
Yawning: its cycle, its role
Warum gähnen wir ?
 
Fetal yawning assessed by 3D and 4D sonography
Le bâillement foetal
Le bâillement, du réflexe à la pathologie
Le bâillement : de l'éthologie à la médecine clinique
Le bâillement : phylogenèse, éthologie, nosogénie
 Le bâillement : un comportement universel
La parakinésie brachiale oscitante
Yawning: its cycle, its role
Warum gähnen wir ?
 
Fetal yawning assessed by 3D and 4D sonography
Le bâillement foetal
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 mystery of yawning

resolution

 

mise à jour du
10 octobre 2010
Ed Les liens qui libèrent
2010
75-86
L'âge de l'empathie
 
Leçons de la nature pour une société solidaire
 
Frans de Waal

Chat-logomini

Tous les articles sur la contagion du bâillement
All articles about contagious yawning
 
Les corps parlent aux corps
 
 
Lorsque j'observe un équilibriste sur son fil, j'ai l'impression d'être à l'intérieur de lui. (Theodor Lipps, 1903)
 
 
Un matin, la voix du proviseur résonna dans les hautparleurs de mon lycée pour annoncer une nouvelle stupéfiante : un professeur de français très aimé des élèves venait de mourir devant sa classe. Tout le monde se tut. Tandis que le proviseur poursuivait en expliquant que le professeur avait été victime d'une crise cardiaque, je ne pus m'empêcher d'être pris de fou rire. Encore aujourd'hui, je me sens gêné.
 
Qu'y a-t-il dans le rire qui le rend impossible à réprimer dans des circonstances aussi peu appropriées ? Les crises de fou rire sont inquiétantes : manque de maîtrise de soi, larmes irrépressibles, souffle coupé, besoin de s'appuyer sur quelqu'un, on mouille sa culotte en se roulant par terre! C'est franchement un coup tordu joué à notre espèce dotée du langage que de l'obliger à s'exprimer par des « ha! ha! ha! » idiots. Pourquoi ne pas nous en tenir à un sobre « c'était vraiment drôle »?
 
Ces interrogations remontent loin. Les philosophes ont perdu patience à essayer de comprendre pourquoi l'une des plus belles réussites de l'humanité, son sens de l'humour, s'exprime avec le type de laisser-aller grossier associé aux animaux. Le caractère inné du rire ne fait aucun doute. Il est un universel humain et une propriété que nous avons en commun avec nos plus proches parents, les grands singes. Un primatologue néerlandais, Jan van Hooff, étudia dans quelles circonstances les grands singes lâchaient leurs rires rauques et haletants, et conclut à l'existence d'un lien avec une attitude joueuse. C'est souvent une réaction à la surprise ou à l'incongruité - par exemple, quand un jeune singe minuscule poursuit le mâle dominant du groupe, lequel fait mine d'être « terrifié » et détale, sans cesser de rire. Ce lien avec la surprise subsiste dans les jeux d'enfant, comme dans « coucou ! le voilà » ou dans les plaisanteries qui gardent le bon mot pour la fin, la « chute » au nom bien trouvé.
 
Mimique bruyante et démonstrative - on rit à pleines dents, on étouffe de rire par des expirations saccadées (d'où la nécessité de reprendre son souffle) -, le rire humain traduit souvent la bonne entente mutuelle et le bien-être. Plusieurs personnes qui éclatent de rire en même temps envoient un message de solidarité et d'union. Mais comme cet attachement vise parfois des individus extérieurs au groupe, le rire comporte aussi un élément d'hostilité, par exemple les blagues ethniques, et l'on en a déduit que le rire résultait du mépris et de la dérision. J'ai pourtant du mal à le croire. Les premiers gloussements de joie surviennent entre la mère et l'enfant, et des sentiments si négatifs n'entrent manifestement pas en cause. Cela vaut également pour les grands singes, chez qui le premier « visage rieur » (playface) s'observe quand l'un des énormes doigts de la mère taquine et caresse le ventre de son petit nourrisson.
 
 
Le problème de la correspondance
 
Le côté contagieux m'intrigue. II est presque impossible de ne pas rire quand tout le monde s'esclaffe. On a connu des épidémies de rire dans lesquelles Iersonne ne pouvait reprendre son sérieux, entraînant même la mort pour certains lors d'accès prolongés. Des communautés confessionnelles pratiquent le rire, des thérapies par le rire se fondent sur son pouvoir guérisseur. Le jouet incontournable de 1996 - Tickle Me Elmo - partait d'un rire hystérique après avoir été pressé trois fois de suite. Tout cela parce que nous adorons rire et ne pouvons résister à la joie communicative. C'est pourquoi les comédies de situation à la télévision comportent des « rires en boîte » et qu'on éparpille dans le public, au théâtre, des rieurs de commande payés pour hurler de rire à la moindre plaisanterie.
 
La contagion du rire franchit même la barrière des espèces. Sous la fenêtre de mon bureau au Centre de primates Yerkes, j'entends souvent mes chimpanzés éclater de rire pendant leurs joyeuses mêlées et ne peux réprimer l'envie de pouffer moi-même. Il y a tant de bonheur dans un rire ! Le chatouillement et la lutte corps à corps déclenchent régulièrement le rire chez les grands singes, comme ils le firent sans doute à l'origine chez les humains. Le fait que se chatouffler soi-même ne suscite aucune réaction, on le sait, témoigne de son importance sociale. Et quand des jeunes arborent leur visage rieur, leurs amis s'empressent d'en faire autant, aussi aisément et prestement que les humains s'expriment par le rire.
 
Le rire partagé n'est qu'un exemple de notre sensibilité de primate aux autres. Loin d'être des Robinson Crusoe campant en solitaire chacun sur notre île, nous communiquons tous, à la fois par le corps et par les émotions.
 
La remarque paraîtra curieuse en Occident, avec sa tradition de liberté individuelle et d'autonomie, mais Homo sapiens passe avec une étonnante facilité d'une émotion à l'autre sous l'action de ses semblables.
 
Là commencent l'empathie et la sympathie - et non pas dans les plus nobles régions de l'imagination ni dans la faculté de reconstituer consciemment ce que nous éprouverions à la place de l'autre. Tout débuta bien plus simplement avec la synchronisation des corps courir, rire, pleurer ou bâiller quand les autres le font. Nous sommes parvenus, pour la plupart, au stade incroyablement avancé où nous bâillons rien qu'à entendre le mot - comme vous le faites peut-être à ce moment précis ! -, mais cette spontanéité ne s'acquiert qu'après une longue expérience de face-à-face.
 
 
La contagion du bâillement traverse également la barrière des espèces. Quasiment tous les animaux présentent le « cycle respiratoire paroxystique caractérisé par une cascade déterminée de mouvements sur une période de cinq à dix secondes », cycle peu ordinaire s'il en est, qui définit le bâillement. J'assistais un jour à une conférence sur la pandiculation (le terme médical qualifiant l'étirement et le bâillement), accompagnée de diapositives de chevaux, de lions et de singes. En un rien de temps, toute l'assistance « pandiculait ». Puisqu'il est si facile de déclencher une réaction en chaîne, le réflexe du bâillement ouvre une fenêtre sur la transmission de l'humeur, une composante essentielle de l'empathie. Aussi est-il d'autant plus intriguant que les chimpanzés bâillent quand ils en voient d'autres le faire.
 
Cela fut démontré pour la première fois à l'université de Kyoto, où des chercheurs travaillant en laboratoire projetèrent à des grands singes des bandes vidéo de bâillements de chimpanzés sauvages. Les chimpanzés de labo se mirent vite à bâiller à s'en décrocher la mâchoire. Avec nos propres chimpanzés, nous avons fait un pas de plus. Au lieu de leur montrer de vrais chimpanzés, nous leur avons projeté des animations en trois dimensions d'une tête simiesque effectuant une séquence de bâillements. Devyn Carter, le technicien qui avait réalisé le montage, déclara qu'il n'avait jamais tant bâillé qu'à cette occasion. Nos grands singes regardent aussi des animations d'une tête qui ouvre et ferme simplement la bouche plusieurs fois, mais ils ne bâillent qu'en réponse aux bâillements animés. Leur mimique paraît absolument authentique: bouche grande ouverte, yeux fermés, tête renversée.
 
La contagion du bâillement montre le pouvoir de la synchronie inconsciente, qui est profondément ancrée en nous comme chez de nombreux autres animaux. Elle pourra s'exprimer dans l'imitation de petits mouvements corporels, comme le bâillement, mais elle survient aussi à une plus large échelle en incluant le déplacement ou le mouvement. Sa valeur de survie saute aux yeux. Vous faites partie d'une bande d'oiseaux. Soudain, l'un d'eux, un seul, s'envole. Avant même de comprendre ce qui se passe, vous vous envolez. Autrement, vous servirez peutêtre de déjeuner. Ou bien votre bande au grand complet commence à somnoler et se pose. Vos yeux se ferment aussi. La contagion de l'humeur sert à coordonner des activités, d'où son importance cruciale pour toute espèce nomade (comme la plupart des primates). Si mes compagnons se nourrissent, j'ai intérêt à en faire autant, car une fois qu'ils se remettront en route, pas question de traîner à chercher de la nourriture. L'individu qui n'agit pas en harmonie avec les autres laisse passer sa chance, à la façon du voyageur qui ne va pas aux toilettes quand le car est à l'arrêt.
 
L'instinct grégaire produit des phénomènes pour le moins bizarres. Dans un zoo, une bande entière de babouins prit position sur son rocher. Tous regardaient dans la même direction. Pendant une semaine, ils oublièrent de manger, de s'accoupler ou de se toiletter. Ils se contentèrent de rester là, à fixer quelque chose au loin que personne ne put identifier. La presse locale publia des photos du rocher, n'hésitant pas à avancer l'idée que les singes avaient peut-être été effrayés par un ovni. Cette explication présentait l'avantage exceptionnel de combiner une observation sur le comportement des primates et la preuve de l'existence des ovnis, mais personne ne sut jamais le pourquoi de la chose, sauf que les babouins étaient tous sur la même longueur d'onde.
 
Le pouvoir de la synchronie peut être exploité à des fins utiles, ainsi lorsque, aux Pays-Bas, des chevaux se retrouvèrent piégés dans un pâturage à sec au milieu d'une zone inondée. Vingt bêtes s'étaient déjà noyées et l'on se démenait pour trouver le moyen de sauver les autres. On alla jusqu'à suggérer que l'armée construise un pont flottant, mais avant que l'on recoure à cette méthode, une solution infiniment plus simple vint du club d'équitation local. Quatre cavalières intrépides se mêlèrent au troupeau en perdition et s'avancèrent au milieu de gerbes d'eau dans une zone peu profonde, à la manière du joueur de flûte de Hamelin, entraînant à leur suite le reste des chevaux. Ceux-ci gardèrent pied pendant la plus grande partie du parcours, mais durent nager sur quelques tronçons. Signant un exploit de science animale appliquée, nos amazones atteignirent la terra firma, suivies par une centaine de chevaux en file indienne.
 
La coordination des mouvements exprime les liens tout en les renforçant. Les chevaux de trait attelés à la même charrette montrent parfois un énorme attachement les uns aux autres. Au début, ils se bousculent et leurs mouvements se contrarient, chacun allant à son rythme. Mais après avoir travaillé des années ensemble, les deux chevaux d'un attelage finissent par ne faire qu'un, emportant hardiment la carriole à une vitesse débridée pour franchir l'eau des obstacles lors des courses d'attelage, se complétant l'un l'autre et refusant d'être séparés même pour un temps infime. Comme s'ils ne formaient plus qu'un seul organisme. Le même principe entre en action chez les chiens de traîneau. Le cas le plus extrême fut peut-être celui d'une chienne husky dénommée Isobel, qui, devenue aveugle, continuait de courir en parfait accord avec le reste des chiens de l'attelage grâce à son aptitude à flairer leur odeur, à les entendre et à ressentir leurs émotions. Parfois, Isobel courait même en tête, attelée en tandem avec un autre husky.
 
Dans la culture cycliste des Pays-Bas, il est courant d'avoir un passager sur son porte-bagages. Afin de suivre les mouvements du cycliste, la personne à l'arrière doit l'agripper solidement - étonnez-vous que les garçons offrent volontiers aux filles de faire un tour. Les bicyclettes prennent les virages lorsqu'on oriente le guidon, mais aussi lorsqu'on se penche, obligeant le passager à en faire autant du même côté. Un passager qui resterait à la verticale serait, au sens littéral, une « douleur dans le derrière » - comme le veut l'expression anglaise'. Sur une moto, cette nécessité est encore plus impérieuse. La vitesse plus élevée exige une inclinaison plus accentuée dans les virages, et l'absence de coordination risque d'entraîner des résultats catastrophiques. On attend du passager, partenaire à part entière, qu'il reproduise très exactement tous les mouvements du conducteur.
 
Chez les grands singes, il arrive qu'une mère rebrousse chemin pour venir en aide à un jeune en détresse, incapable de franchir l'écart entre deux arbres. Elle commence par faire pencher l'arbre auquel elle s'accroche en direction de celui qui retient prisonnier le petit, puis elle étend son corps entre les deux arbres en guise de passerelle. Il ne s'agit plus d'une simple coordination des mouvements, mais de la résolution d'un problème. Les émotions de la femelle sont mobilisées (les mères gémissent souvent dès qu'elles entendent leur petit le faire), à quoi s'ajoute une évaluation intelligente de la détresse de l'autre. La technique de la passerelle appartient au quotidien des orangs-outans qui se déplacent, les mères devançant souvent ainsi les besoins de leur progéniture.
 
Encore plus complexes sont les exemples où l'on voit un individu prendre en charge la coordination entre deux autres, comme l'a décrit Jane Goodali à propos de trois chimpanzés sauvages une mère, Fifi, et ses deux fils. L'aîné, Freud, s'était blessé le pied au point d'être presque incapable de marcher. D'ordinaire, Maman Fifi, l'attendait, mais elle repartait parfois avant qu'il ne soit prêt à claudiquer derrière elle. Son benjamin, Frodo, se révélait plus sensible:
 
Les trois fois où cela se produisit, Frodo s'arrêta, son regard alla de Freud à sa mère puis revint à Freud, et il se mit à gémir Il continua de pleurer jusqu'à ce que Fifi s'arrête de nouveau. Puis Frodo s'assit à côté de son grand frère, le toilettant et fixant le pied blessé, jusqu'à ce que Freud se sente capable de continuer Après quoi la famille repartit au grand complet.
 
 
Cela n'est pas si différent de mon expérience personnelle. Ma mère a six fils qui la dépassent tous d'une bonne tête. Elle n'en a pas moins toujours été le chef de meute. Mais lorsqu'elle devint plus frêle avec l'âge - soit à presque 90 ans -, nous eûmes du mal à nous adapter. Nous descendions de voiture, par exemple, en l'aidant brièvement, puis partions d'un pas rapide en bavardant et en riant vers le restaurant ou l'endroit que nous apprêtions à visiter. Nos épouses nous rappelaient à l'ordre par un geste dans sa direction. Notre mère avait du mal à nous suivre et il lui fallait un bras auquel s'appuyer. Nous dûmes nous faire à cette réalité nouvelle.
 
Certains de ces exemples se révèlent plus complexes qu'une simple affaire de coordination. Ils exigent de prendre en compte la perspective d'autrui. Ou, comme dans le récit de Jane Goodali et dans le cas de ma famille, d'alerter un autre de la situation dans laquelle se trouve un troisième. Un fil court néanmoins dans tous ces exemples : la coordination. Tous les animaux qui vivent ensemble doivent affronter cette tâche, et la synchronie constitue l'élément déterminant. C'est la forme la plus ancienne d'adaptation aux autres. Elle se construit à son tour sur l'aptitude à cartographier son corps à partir de celui de l'autre et à s'en approprier les mouvements, ce qui est exactement la raison pour laquelle le rire ou le bâillement d'une autre personne induisent les nôtres. La contagion du rire nous permet ainsi d'entrevoir comment nous établissons un rapport avec autrui. Les enfants souffrant d'autisme ne réagissent pas aux bâillements des autres, soulignant par là l'absence d'interactions sociales qui caractérise leur état.
 
 
La cartographie corporelle commence tôt dans la vie. Un nouveau-né humain tirera la langue en réaction à l'adulte qui le fait, et cela vaut pour tous les singes. Une vidéo de recherche montre un minuscule bébé rhésus fixant avec intensité le visage du chercheur italien, Pier Francesco Ferrari, qui, lentement, ouvre et ferme la bouche à plusieurs reprises. Plus le singe observe le scientifique, plus sa bouche commence à imiter les mouvements de ce dernier, avec une mimique qui ressemble au claquement de lèvres typique de son espèce. Ce claquement signale des intentions amicales et a autant d'importance pour les singes que le sourire en a pour nous.
 
L'imitation néonatale me paraît profondément intriguante. Comment un bébé - humain ou non - imitet-il un adulte ? Les scientifiques vous parleront de résonance neuronale ou de neurones miroirs, sans expliquer pour autant par quel mystère le cerveau (surtout aussi ingénu que celui d'un nouveau-né) cartographie correctement les parties du corps d'une autre personne et les intègre dans son propre corps. Ce phénomène s'appelle le problème de correspondance: comment le bébé sait-il que sa langue à lui, qu'il ne peut même pas voir, est l'équivalent de l'organe musculaire rose et charnu qu'il voit sortir des lèvres d'un adulte ? Le mot savoir conduit sur une fausse piste tout cela se produit inconsciemment.
 
La cartographie des corps entre espèces différentes est encore plus déroutante. Une étude montrait des dauphins imitant les spectateurs qui se tenaient près de leur bassin sans avoir été dressés à reproduire un comportement spécifique. Un homme agitait les bras : les dauphins mobifisaient spontanément leurs nageoires pectorales. L'homme levait une jambe : ils sortaient leur queue de l'eau. C'est une fantastique démonstration de correspondance corporelle, de même que le cas d'un de mes amis dont le chien se mit à traîner la patte moins de quelques jours après que lui-même se fut cassé la jambe. Dans les deux cas, il s'agissait de la droite. Le boitement du chien subsista pendant des semaines, mais il disparut comme par enchantement quand mon ami fut libéré de son plâtre.
 
 
Pour reprendre les paroles de Plutarque: "Vivez avec un infirme, vous apprendrez à boiter".