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- Le cabinet de Charcot,
à la Salpêtrière, un matin
de consultation, il y a dix ou douze ans. Aux
murs, des photographies de naives peintures
italiennes, espagnoles, représentant des
saintes en prière, des extasiées,
convulsionnaires, démoniaques, la grande
névrose religieuse, comme on dit dans la
maison. Le professeur assis devant une petite
table, cheveux longs et plats, front puissant,
lévre rase et baataine, regard aigu dans
la pâle bouffissure de la face.
Va-et-vient de l'interne en tablier biaise et
calotte de velours, des yeux fias envahis d'une
grande barbe; assis autour de la salle, quelques
invités, la plupart médecins,
russes, allemands, italiens, suédois. Et
commence le défilé des
malades.
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- Une femme du Var amène la
consultation sa petite fille, hideuse, courte et
boulotte, plaquée aux joues de rouges
cicatrices. Dans la toilette verte et jaune d'an
dimanche méridional la taille s'enfle et
débarde. L'enfant est enceinte. Vase
infarmm tombe au feu, manqué à la
cuisson, an se demande camtuent vile a pu
devenir mère. s Pendant un accès
d'épilepsie... s dit Charent, tandis que
la femme du Var, geignarde et veùle, nous
raconte l'endisposition de sa demoiselle,
comment ça la prend, caasment ça
s'en va. Le professeur an tourne vers
l'interne
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- Y a-t-il du feu à côté?
- Déshabillez-la, voyez si elle a des
taches sur le flanc...
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- L'accent de là-bas, cette laideur,
j'étais ému bien plus encore
à la malade suivante. Une enfant de
quinze ans, très proprette, petite toque,
jaquette en drap marron, figure ronde et naive,
le portrait du père, un petit fabricant
de la rue Oberkampf, entré avec
elle.
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- Assis au milieu de la salle, timides, les
yeux à terre, ils s'encouragent de
regards furtifs. On interroge la malade. Quel
navrement l Il faut tout dire, bien haut, devant
tant de messieurs, et où la tient le mal,
la façon dont elle tombe et comment c'est
arrivé, "A la mort de sa
grand'tnère, monsieur le docteur", dit le
père.
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- - Est-ce qu'elle l'a vue morte?
-
- - Non, monsieur, elle or l'a pas vue...
"
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- La voix de Charcot s'adoucit pour l'enfant :
"Tu l'aimais donc bien, ta grand'mère? s
Elle fait signe a uni a d'un mouvement de sa
petite toque, sans parler, le can gonflé
de sanglots. Le médecin allemand
s'approche d'elle. Griotlà étudie
les maladies du tympan spéciales aux
hystériques, il a des lunettes d'or en,
promenant on diapason sur le front de la
fillette, ordonne aven autorité
"Rébédez abrès moi...
timange..." Un silence. Le savant triomphe; elle
n'a pas entendu. Je croirais plutôt
qu'elle n'a pas compris. Longue dissertation du
docteur allemand; l'Italien s'en mêle, le
Russe dit un mot. Les deux victimes attendent
sur leurs chaises, oubliées et
gênées, quand l'interne, à
qui j'ai fait part de mes doutes, dit tout bas
à la petite Parisienne e
Répétez après moi...
dimanche. e Elle ouvre de grands yeux et
répète sans effort "Dimanche" ,
pendant que la discussion continue sur les
troubles auditifs de l'hystérie.
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- Tout à coup, le professeur Charcot se
tournant vers le père:
-
- - Voulez-vous nous laisser votre enfant?
Elle sera bien soignée.
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- Oh! le "non" qu'elle a dit,
terrifiée, en regardant son papa... et le
tendre sourire de celui-ci qui la rassure:
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- " N'aie pas peur, ma chérie! ". Il
semble qu'ils devinent ce que serait sa vie dans
cette maison, qu'elle servirait aux
observations, aux expériences, comme les
chiens si bien soignés chez Sanfourche,
comme cette Daret et toutes les autres qu'on va
faire travailler devant nous, après le
défilé des malades et la
consultation finie.
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- Daret, longue fille d'une trentaine
d'années, la tête petite, les
cheveux ondés, pâle, creuse, des
taches de grossesse, un reniflement chronique
comme si elle venait de pleurer. Elle est chez
elle, à la Salpêtrière, en
camisole, un foulard au cou. "Endormez-la..."
commande le professeur. L'interne, debout
derrière la longue et mince
créature, lui appuie les mains un instant
sur les yeux... Un soupir, c'est fait. Elle
dort, droite et rigide. Le triste corps prend
toutes les positions qu'on lui donne le bras
qu'on allonge demeure allongé, chaque
muscle effleuré fait remuer l'on
après l'autre tous les doigts de la main
qui, elle, reste ouverte, immobile, C'est le
mannequin de l'atelier, plus docile encore et
plus souple. "Et pas moyen de nous tromper,
affirme Charcot, il faudrait qu'elle
connût l'anatomie aussi bien que
nous."
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- Sinistre, l'automate humain debout dans le
cercle de nos chaises, docile à tout
commandement qui amène sur son visage
l'expression correspondante au geste qu'un lui
impose! Les doigts en bouquet sur la bouche
simulant un baiser, aussitôt les
lèvres sourient, la face
s'éclaire, on lui ferme le poing dans une
crispation de menace, et le front se plisse, la
narine se gonfle d'une colère
frémissante. "Nous pouvons même
faire ceci..." et le professeur lui lève
le poing pour frapper, en donnant un geste de
caresse à la main droite. Toute la figure
alors grimace dans une double signification
furieuse et tendre, un masque enfantin qui rit
en pleurant. Et toujours l'Allemand
promène son diapason, son speculum
auriculaire, sondant l'oreille d'une longue
aiguille. "Il ne faut pas la fatiguer, dit le
Maître, allez chercher Balmann."
-
-
- Mais l'interne revient seul, très
vexé; Balmann n'a pas voulu venir,
furieuse de ce qu'un a appelé Daret avant
elle. Entre ces deux cataleptiques, premiers
sujets à la Salpêtrière,
subsiste une jalousie d'étoiles, de
vedettes et parfois des disputes, des
engueulades de lavoir, relevées de mots
techniques, mettent tout le dortoir en
folie.
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- A défaut de Balmann, on amène
Fifine, un trottin de boutique, en grand
manteau, le teint rose, un petit nez en l'air,
la bouche bougonne. des doigts de
couturière , tatoués par
l'aiguille. Elle entre en rechignant; elle est
du parti de Balmann et se refuse à
travailler. En vain l'interne essaye de
l'endormir; elle pleure et résiste. "Ne
la contrariez pas", dit Charcot, qui retourne
à Daret, reposée, très
fière de réprendre la
séance en reniflant. Mystère du
sommeil cataleptique, entretenant autour de la
malade une atmosphère
légère, illusionnée, de
rêve vécu! On lui montre un oiseau
imaginaire, vers les rideaux de la
croisée. Ses yeux fermés le
perçoivent dans son aspect et ses
mouvements ailés; son vague sourire
murmure: "Oh! qu'il est joli!" Et, croyant le
tenir, elle caresse et lisse sa main qui
s'arrondit. Mais l'interne, d'une voix terrible:
"Daret, regarde à terre, là,
devant toi, un rat.., on serpent..." A travers
ses lourdes paupières tombées,
elle voit ce qu'on loi montre. Commence alors
une mimique de terreur et d'horreur comme jamais
Rachel, jamais la Ristor ni Sarah n'en ont
figuré de plus sublime; et classique, le
vieux cliché humain de la peur, partout
identique à lui-même, resserrant
les bras, les jambes, l'être entier dans
un recul d'effarement, pétrifiant cette
mince face pâle où n'est plut
vivante que la bouche pour un long soupir
d'épouvante.
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- Ah! de grâce,
réveillez-là! On se contente de
déplacer sa vision en lui montrant des
fleurs sur le tapis et lui demandant de nous
faire un bouquet. Elle s'agenouille, et toujours
dans cette atmosphère de cristal que
briserait immédiatement l'ordre d'un
interne ou du professeur, elle noue
délicatement ses doigts d'un fil
supposé qu'elle casse entre ses dents.
Pendant que nous observons cette pantomime
inconsciente, quelque chose râle tout
à coup, aboie d'une toux rauque dans le
vestibule â côté, "Fifine qui
a une attaque ! » Nous courons.
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- La pauvre enfant renversé sur les
dalles froides, écume, se tord, les bras
en croix, les reins en arc, tendue,
contracturée, presque en l'air. "Vite,
des surveillantes! emportez-la, couchez-la..."
Arrivent quatre fortes filles très
saines, très nettes dans leurs grands
tabliers blancs, une qui dit avec un accent
ingénu de campagne "Je sais comprimer,
monsieur le docteur..." Et on presse, on
comprime en emportant à travers les cours
ce paquet de nerfs en folie, hurlant, roulant,
la tête renversée; une
possédée à l'exorcisme,
comme sur ce vieux tableau de sainteté
que je regarde dans le cabinet de Charcot.
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- Et Daret que nous avions oubliée. La
grande fille, toujours endormie, continue
imaginairement à cueillir des fleurs sur
le tapis, à grouper, cordeler ses petits
bouquets...
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- Déjeûné avec les
internes dans la salle de garde
surchauffée. En mangeant le rata du
"chaloopier", plat de résistance
traditionnel de la table, en bavant le vin des
hôpitaux que nous verse à la ronde
une vieille servante épileptique, nous
causons magnétisme, suggestion, folie, et
je m'amuse à raconter devant cette
jeunesse fortement matérialiste un
épisode étrange de ma vie,
l'histoireire de trois chapeaux verts
archetés par moi à Munich, pendant
la guerre de 1866. Ces chapeaux de feutre dur,
couleur de vieille mousse des bois, avec un
petit oiseau piqué dans la ganse, l'aile
ouverte et des yeux d'émail, je les avais
donnés en rentrant à Paris
à trois de mes camarades, bons et braves
garçons qne j'aimais tendrensent, Charles
Bataille, Jean Duboys, André Gill. Tous
les trois sont morts fous, et j'ai vu, j'ai
entendu à des dates différentes
délirer leurs trois folies sous mes
chapeaux tyroliens avec le petit oiseau
piqué desssus.
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- Mon histoire est écoutée
poliment, mais comme une invention de romancier,
parmi les sourires de la table. Le café
pris, les pipes éteintes, le chef de
clinique de Charcot me propose une promenade au
quartier des folles. Dans une grande cour
où pique un beau temps d'hiver, clair et
froid, le soleil chauffe de pauvres
démentes en waterproof, accroupies sur le
pas des portes, isolées, silencieuses,
sans aucune vie de relation chacune
cloitrée dans son idée fixe,
invisible prison dont ces têtes malades
heurtent les parois choquées à
tout coup. A part cela, ancun signe
extérieur de malaise, masque paisible,
des mouvements rationels. Pr la croisée
entre'ouverte d'une salle, je vois une belle
fille, les brs nus, la jupe relevée en
tablier, frottant le carreau avec vigueur: c'est
une folle
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- La cour suivante que nous traversons,
plantée d'arbres, est plus tumultueuse.
Sur le bitume qui longe les cellules sont
assises deux filles en sarrau bleu, les cheveux
répandus, jolies, toutes jeunes. L'une
rie aux éclats, se renverse, embrasse
à pleine joues l'idiote morne, sans
regard, affaissée à
côté d'elle. Une autre, très
grande, très agitée, se
promène à pas furieux, s'approche
de nous, interpelle l'interne "Qu'est-ce que je
fais ici, monsieur? Vous le savez
peut-être, moi, je ne le sais pas..." puis
nous tourne le dos et continue sa course
enragée. Bientôt une foule curieuse
et bavarde nous entoure et nous presse. Une
jeune femme en robe courte de pensionnaire,
bonnet de linge éclatant de blancheur,
nous raconte avec des gestes arrondis une
histoire incompréhensible elle a un air
de bonheur, de prospérité qui fait
envie. La soeur de Louis XVI, c'est elle qui
l'assure, une vieille à nez et à
menton crochus, dit des gaillardises à
l'interne, tandis qu'à une porte ouverte
du rez-de-chaussée, une longue figure
terreuse, crevassée, nous appelle d'un
sourire aimable "Messieurs, je fais de la
peinture, voulez-vous voir de mes oeuvres? Mais,
attendez que je mette d'abord mon chapeau
tyrolien, je ne peins jamais qu'en chapeau
tyrolien". La pauvre créature, un instant
disparue, nous revient coiffée d'un petit
chapeau vert avec une plume d'oiseau, tout
à fait un de mes chapeaux de Munich. Les
internes restent ébahis comme moi de
l'étrange coïncidence, et la
malheureuse qui nous montre deux ou trois hideux
barbouillages, semble toute fière de
notre étonnement qu'elle prend pour de
l'admiration. En partant, remarqué sur le
mur de la cour quantité de ces petits
chapeaux montagnards crayonnés au charbon
par la folle.
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- La porte de sortie est large ouverte le
triste bétail délirant qui nous
suit piaille, jabote, parait s'animer de notre
départ. Je me retourne une fois dehors.
Sur le seuil de la cour que rien ne garde, ne
ferme, qu'un grand rayon de soleil, une barre de
lumière, les folles sont alignées,
criant, gesticulant. Une d'elles, la vieille
soeur du roi, un bras levé, l'autre
arrondi sur la hanche dans un geste de
vivandière, clame en voix de basse: "
Vive l'Empereur! "
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- Des cours, encore des cours, des petits
arbres, des bancs, des waterproofs qui voltigent
an vent glacé, s'agitent à grands
pas solitaires, lugubres visions du
déséquilibre humain, parmi
lesquelles je note au passage deux
silhouettes.
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- Dans le grand ouvroir très clair,
très gai, que le docteur Voisin appelle
son Sénat, et où des folles en
rang sur des fauteuils cousent, tricotent, une
ancienne fille publique se tient à part
contre la vitre. Flétrie,
desséchée, elle ne parle jamais,
seulement "pst... pst..." en appel avec le
sourire de profession. Plus que cela de vivant
en elle, le souvenir de l'intonation et du geste
infamants. Oh! cette figure pâle
derrière la haute vitre claire; cette
folle, cette morte faisant la
fenétre!
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- Une autre, moins cruelle: "Vous voyez,
j'attends, je vais partir", nous dit une brave
femme accotée au mur d'entrée, un
sac de nuit d'une main, de l'autre une serviette
épinglée sur un petit paquet de
route. Bonne tête de parente de province,
elle sourit à la ronde, fait ses adieux;
et cela toute la journée, depuis dix ans,
pour combien d'années encore!
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