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18 novembre 2001

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Diderot et l'Encyclopédie

Relation de la maladie, de la confession, de la mort, et de l'apparition du jésuite Berthier avec la relation du voyage de frère Garassise,et ce qui s'ensuit, en attendant ce qui s'ensuivra.
Voltaire

Mélanges (1759)

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DE LA MALADIE, DE LA CONFESSION, DE LA MORT, ET DE L'APPARITION DU  JÉSUITE BERTHIER
AVEC LA RELATION DU VOYAGE DE  FRÈRE GARASSISE,  ET CE QUI S'ENSUIT, EN ATTENDANT CE QUI S'ENSUIVRA. (1759)
 
Notice de Beuchot: Cet opuscule est de novembre 1759. Voltaire en parle dans sa lettre à Thieriot du 5 décembre 1759. La première édition, en trente pages in-8°, est intitulée Relation de la maladie, de la confession, de la mort, et de l'apparition du jésuite Berthier. Elle fut suivie d'une édition, même format, en quatorze pages. Quelque temps après, une nouvelle édition parut sous ce titre: Relation de la maladie, de la confession, de la mort, et de l'apparition du jésuite Berthier, avec la Relation du voyage de frère Garassise, et ce qui s'ensuit, en attendant ce qui s'ensuivra, 1760, petit in-8° de cinquante-quatre pages, dont il existe une traduction italienne, 1760, in-8° de trente-neuf pages. Il parut, en 1761, une Relation de la maladie, de la confession, de la fin de M. de Voltaire, et de ce qui s'ensuivit, par moi Joseph Dubois. Cet opuscule, plusieurs fois réimprimé, est de Sélis. Voltaire, dans un billet du 26 mars 1764, l'appelle une fade imitation.  
 

Ce fut le 12 octobre 1759 que frère Berthier alla, pour son malheur, de Paris à Versailles avec frère Coutu, qui l'accompagne ordinairement. Berthier avait mis dans la voiture quelques exemplaires du Journal de Trévoux , pour les présenter à ses protecteurs et protectrices; comme à la femme de chambre de madame la nourrice, à un officier de bouche, à un des garçons apothicaires du roi, et à plusieurs autres seigneurs qui font cas des talents. Berthier sentit en chemin quelques nausées; sa tête s'appesantit: il eut de fréquents bâillements. « Je ne sais ce que j'ai, dit-il à Coutu, je n'ai jamais tant bâillé. - Mon révérend père, répondit frère Coutu, ce n'est qu'un rendu. - Comment! que voulez-vous dire avec votre rendu? dit frère Berthier. - C'est, dit frère Coutu, que je bâille aussi, et je ne sais pourquoi, car je n'ai rien lu de la journée, et vous ne m'avez point parlé depuis que je suis en route avec vous. » Frère Coutu, en disant ces mots, bâilla plus que jamais. Berthier répliqua par des bâillements qui ne finissaient point. Le cocher se retourna, et les voyant ainsi bâiller, se mit à bâiller aussi; le mal gagna tous les passants: on bâilla dans toutes les maisons voisines. Tant la seule présence d'un savant a quelquefois d'influence sur les hommes!
 
Frère Berthier n'est mort qu'en décembre 1782; il s'était retiré à Bourges, et le clergé venait de lui donner une pension, pour le remercier d'avoir fait à la religion des ennemis de tous les Français qui se distinguaient dans les lettres par leurs connaissances ou par leurs talents. (K.) - Dans un Éloge historique du P. G.-F. Berthier, par Monjoye, 1817, in-8°, l'auteur, attribuant à Voltaire cette note des éditeurs de Kehl, faisait une belle sortie contre le philosophe de Ferney. L'erreur fut signalée; et, quoique l'Éloge fût posthume, on fit un carton pour les pages 135-138. (Beuchot.)
 
Cependant une petite sueur froide s'empara de Berthier. « Je ne sais ce que j'ai, dit-il, je me sens à la glace. - Je le crois bien, dit le frère compagnon. - Comment, vous le croyez bien! dit Berthier; qu'entendez-vous par là? - C'est que je suis gelé aussi, dit Coutu. - Je m'endors, dit Berthier. - Je n'en suis pas surpris, dit l'autre. - Pourquoi cela? dit Berthier. - C'est que je m'endors aussi », dit le compagnon. Les voilà saisis tous deux d'une affection soporifique et léthargique, et en cet état ils s'arrêtèrent devant la porte des coches de Versailles. Le cocher, en leur ouvrant la portière, voulut les tirer de ce profond sommeil; il n'en put venir à bout: on appela du secours. Le compagnon, qui était plus robuste que frère Berthier, donna enfin quelques signes de vie; mais Berthier était plus froid que jamais. Quelques médecins de la cour, qui revenaient de dîner, passèrent auprès de la chaise; on les pria de donner un coup d'oeil au malade: l'un d'eux, lui ayant tâté le pouls, s'en alla en disant qu'il ne se mêlait plus de médecine depuis qu'il était à la cour. Un autre, l'ayant considéré plus attentivement, déclara que le mal venait de la vésicule du fiel, qui était toujours trop pleine; un troisième assura que le tout provenait de la cervelle, qui était trop vide.
 
Pendant qu'ils raisonnaient, le patient empirait, les convulsions commençaient à donner des signes funestes, et déjà les trois doigts dont on tient la plume étaient tout retirés, lorsqu'un médecin principal, qui avait étudié sous Mead et sous Boerhaave , et qui en savait plus que les autres, ouvrit la bouche de Berthier avec un biberon, et, ayant attentivement réfléchi sur l'odeur qui s'en exhalait, prononça qu'il était empoisonné.
 
A ce mot tout le monde se récria. « Oui, messieurs, continua-t-il, il est empoisonné; il n'y a qu'à tâter sa peau, pour voir que les exhalaisons d'un poison froid se sont insinuées par les pores; et je maintiens que ce poison est pire qu'un mélange de cigüe, d'ellébore noire, d'opium, de solanum, et de jusquiame. Cocher, n'auriez-vous point mis dans votre voiture quelque paquet pour nos apothicaires? - Non, monsieur, répondit le cocher; voilà l'unique ballot que j'y ai placé par ordre du révérend père. » Alors il fouilla dans le coffre, et en tira deux douzaines d'exemplaires du Journal de Trévoux. « Eh bien, messieurs, avais-je tort? » dit ce grand médecin.
 
Tous les assistants admirèrent sa prodigieuse sagacité; chacun reconnut l'origine du mal: on brûla sur-le-champ sons le nez du patient le paquet pernicieux, et les particules pesantes s'étant atténuées par l'action du feu, Berthier fut un peu soulagé; mais comme le mal avait fait de grands progrès, et que la tête était attaquée, le danger subsistait toujours. Le médecin imagina de lui faire avaler une page de l'Encyclopédie dans du vin blanc, pour remettre en mouvement les humeurs de la bile épaissie: il en résulta une évacuation copieuse; mais la tête était toujours horriblement pesante, les vertiges continuaient, le peu de paroles qu'il pouvait articuler n'avaient aucun sens: il resta deux heures dans cet état, après quoi on fut obligé de le faire confesser.
 
Deux prêtres se promenaient alors dans la rue des Récollets: on s'adressa à eux. Le premier refusa: « Je ne veux point, dit-il, me charger de l'âme d'un jésuite, cela est trop scabreux: je ne veux avoir à faire à ces gens-là, ni pour les affaires de ce monde, ni pour celles de l'autre. Confessera un jésuite qui voudra, ce ne sera pas moi. » Le second ne fut pas si difficile. « J'entreprendrai cette opération, dit-il; on peut tirer parti de tout. »
 
Aussitôt il fut conduit dans la chambre où le malade venait d'être transporté; et comme Berthier ne pouvait encore parler distinctement, le confesseur prit le parti de l'interroger. « Mon révérend père, lui dit-il, croyez-vous en Dieu? -Voilà une étrange question, dit Berthier. - Pas si étrange, dit l'autre; il y a croire et croire: pour s'assurer de croire comme il faut, il est nécessaire d'aimer Dieu et son prochain; les aimez-vous sincèrement ? - Je distingue, dit Berthier. - Point de distinction, s'il vous plaît, reprit le confessant; point d'absolution si vous me commencez par ces deux devoirs. - Eh bien! oui, dit le confessé, puisque vous m'y forcez, j'aime Dieu, et le prochain comme je peux.- N'avez-vous point lu souvent de mauvais livres? dit le confessant. - Qu'entendez-vous par mauvais livres? dit le confessé. - Je n'entends pas, dit le confessant, les livres simplement ennuyeux, comme l'Histoire romaine des frères Catrou et Rouillé, et vos tragédies de colléges, et vos livres intitulés des Belles-Lettres, et la Louisiade de votre Lemoine, et les vers de votre Ducerceau sur la ravigote, et ses nobles stances sur le messager du Mans, et le remerciement au duc du Maine pour des pâtés, et votre Pensez -y bien, et toutes les finesses du bel-esprit monacal; j'entends les imaginations de frère Bougeant , condamnées par le parlement et par l'archevêque de Paris; j'entends les gentillesses de frère Berruyer, qui a changé l'Ancien et le Nouveau Testament en un roman de ruelle dans le goût de Clélie, si justement flétri à Rome et en France ; j'entends la théologie de frère Busembaum et de frère Lacroix , qui ont si hautement renchéri sur tout ce qu'avaient écrit frère Guignard, et frère Gueret, et frère Garnet, et frère Oldcorn, et tant d'autres; j'entends frère Jouvency, qui compare finement le président de Harlai à Pilate, le parlement aux Juifs, et frère Guignard à Jésus-Christ, parce qu'un citoyen trop emporté, mais pénétré d'une juste horreur contre un professeur du parricide, s'avisa de cracher au visage de frère Guignard, assassin de Henri IV, dans le temps que ce monstre impénitent refusait de demander pardon au roi et à la justice; j'entends enfin cette foule innombrable de vos casuistes, que l'éloquent Pascal a trop épargnés, et surtout votre Sanchez, qui, dans son livre De Matrimonio, a fait un recueil de tout ce que l'Arétin et le Portier des Chartreux auraient tremblé de dire . Pour peu que vous ayez fait de telles lectures, vous êtes en grand danger de votre salut. - Je distingue, répondit l'interrogé. - Point de distinction, encore une fois, reprit l'interrogeant. Avez-vous lu tous ces livres, oui ou non? - Monsieur, dit Berthier, je suis en droit de tout lire, attendu le poste éminent que j'occupe dans la Compagnie. - Eh! quel est donc ce grand poste? dit le confessant. - Eh bien! répondit Berthier, c'est moi, afin que vous le sachiez, qui suis l'auteur du Journal de Trévoux.
 
- Quoi! c'est vous qui êtes l'auteur de ce livre qui damne tant de monde ? - Monsieur, monsieur, mon livre ne damne personne; dans quel péché pourrait-il faire tomber, s'il vous plaît? -Ah! frère, dit le confessant, ne savez-vous pas que quiconque appelle son frère Raca est coupable de la géhenne du feu ? o! vous avez le malheur de faire venir à quiconque vous lit la tentation prochaine de vous nommer Raca: combien ai-je vu d'honnêtes gens qui, ayant lu seulement deux ou trois pages de votre livre, le jetaient au feu, transportés de colère! Quel impertinent auteur! disaient-ils; l'ignorant! le butor! le cuistre! le cheval! Cela ne finissait point l'esprit de charité était totalement éteint en eux, et ils étaient évidemment en risque de leur salut. Jugez de combien de maux vous avez été cause! Il y a peut-être près de cinquante personnes qui vous lisent, et ce sont cinquante âmes que vous mettez en péril tous les mois. Ce qui excite surtout la colère parmi les fidèles, c'est cette confiance avec laquelle vous décidez de tout ce que vous n'entendez point. Ce vice prend visiblement sa source dans deux péchés mortels: l'un est l'orgueil, et l'autre l'avarice. N'est-il pas vrai que vous faites votre livre pour de l'argent, et que vous êtes atteint de la superbe quand vous critiquez mal à propos l'abbé Velly, et l'abbé Coyer, et l'abbé d'Olivet, et tous nos bons auteurs? Je ne puis vous donner l'absolution, que vous n'ayez fait un ferme propos de ne travailler de votre vie au Journal de Trévoux. »
 
Frère Berthier ne savait que répondre; sa tête n'était pas bien libre, et il tenait furieusement à ses deux péchés favoris. « Eh quoi! vous hésitez, dit le confessant; songez que dans peu d'heures tout va finir pour vous: peut-on chérir encore ses passions quand il faut renoncer pour jamais à les satisfaire? Vous demandera-t-on au jour du jugement si vous avez réussi ou non à faire le Journal de Trévoux? Est-ce pour cela que vous êtes né? est-ce pour nous ennuyer que vous avez fait voeu de chasteté, d'humilité et d'obéissance? Arbre séché, arbre rabougri, qui allez être réduit en cendres, profitez du moment qui vous reste; portez encore des fruits de pénitence; détestez surtout l'esprit de calomnie qui vous a possédé jusqu'à présent; tâchez d'avoir autant de religion que ceux que vous accusez d'être sans religion. Sachez, frère Berthier, que la piété et la vertu ne consistent pas à croire que votre François Xavier ayant laissé tomber son crucifix dans la mer, un cancre vint humblement le lui rapporter. On peut être honnête homme, et douter que le même Xavier ait été en deux endroits à la fois; vos livres peuvent le dire; mais, mon frère, il est permis de ne rien croire de ce qui est dans vos livres.
 
« A propos, frère, n'auriez-vous point écrit à frère Malagrida et complices? Vraiment j'oubliais cette peccadille vous croyez donc que parce qu'il n'en coûta autrefois qu'une dent à Henri IV, et qu'il n'en coûte aujourd'hui qu'un bras au roi de Portugal, vous pourrez vous sauver avec la direction d'intention? Vous pensez que ce sont là des pêchés véniels, et pourvu que le Journal de Trévoux se débite, vous vous souciez peu du reste.
 
- Je distingue, monsieur, dit Berthier. - Encore des distinctions! dit le confessant; eh bien! moi, je ne distingue point, et je vous refuse net l'absolution. »
 
Comme il disait ces mots arrive frère Coutu en hâte, tout courant, tout essoufflé, tout suant, tout haletant, tout puant; il s'était informé de celui qui avait l'honneur de confesser son révérend père. « Arrêtez, arrêtez, cria-t-il, point de sacrements, mon cher révérend père, point de sacrements, je vous en conjure, mon cher révérend Père Berthier, mourez sans sacrements; c'est l'auteur des Nouvelles ecclésiastiques avec qui vous êtes, c'est le renard qui se confesse au loup: vous êtes perdu si vous avez dit la vérité.
 
L'étonnement, la honte, la douleur, la colère, la rage, ranimèrent alors un moment les esprits du patient. « Vous l'auteur des Nouvelles ecclésiastiques! s'écria-t-il; et vous avez attrapé un jésuite! -Oui, mon ami, répondit le confessant avec un sourire amer. - Rends-moi ma confession, coquin, dit Berthier; rends-moi ma confession tout à l'heure. Ah! c'est donc toi, l'ennemi de Dieu, des rois et même des jésuites; c'est toi qui viens abuser de l'état on je suis: traître, que n'es-tu en apoplexie, et que ne puis-je te donner l'extrême onction! Tu crois donc être moins ennuyeux et moins fanatique que moi? Oui, j'ai écrit des sottises, j'en conviens; je me suis rendu méprisable et haïssable, je l'avoue; mais toi, n'es-tu pas le plus bas et le plus exécrable de tous les barbouilleurs de papier à qui la démence a mis la plume à la main? Dis-moi donc si ton histoire des convulsions ne vaut pas bien nos Lettres édifiantes et curieuses? Nous voulons dominer partout, je le confesse; et toi, tu voudrais tout brouiller. Nous voudrions séduire toutes les puissances; et toi, tu voudrais exciter la sédition contre elles. La justice a fait brûler nos livres, d'accord; mais n'a-t-elle pas fait aussi brûler les tiens? Nous sommes tous en prison dans le Portugal, il est vrai; mais la police ne t'a-t-elle pas poursuivi cent fois, toi et tes complices? si j'ai eu la bêtise d'écrire contre des hommes éclairés qui dédaignaient jusque-là de m'écraser, n'as-tu pas eu la même impertinence? ne nous tourne-t-on pas tous deux également en ridicule? et ne devons-nous pas avouer que dans ce siècle, l'égout des siècles, nous sommes tous deux les plus vils insectes de tous les insectes qui bourdonnent au milieu de la fange de ce bourbier? » Voilà ce que la force de la vérité arrachait de la bouche de frère Berthier. Il parlait comme un inspiré; ses yeux, remplis d'un feu sombre, roulaient avec égarement; sa bouche se tordait, l'écume la couvrait, son corps se roidissait, son coeur palpitait: bientôt une défaillance générale succéda à ces convulsions; et dans cette défaillance il serra tendrement la main de frère Coutu. « J'avoue, dit-il, qu'il y a bien des pauvretés dans mon Journal de Trévoux; mais il faut excuser la faiblesse humaine. - Ah! mon révérend père, vous êtes un saint, dit frère Coutu; vous êtes le premier auteur qui ait jamais avoué qu'il était ennuyeux; allez, mourez en paix; moquez-vous des Nouvelles ecclésiastiques; mourez, mon révérend père, et soyez sûr que vous ferez des miracles.
Ainsi passa de cette vie à l'autre frère Berthier, le 12 octobre, à cinq heures et demie du soir.
 
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