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mise à jour du
10 août 2008
Le bâillement de l'hippopotame
Monographie éthologique de l'hippopotame
René Verheyen
Bruxelles 1954

Chat-logomini

verheyen
 
Relations intraspécifiques
 
L'hippopotame est un animal social. Mais l'organisation de sa société, de même que les relations entre les membres d'un même groupe sont encore très imparfaitement connues Cela tient d'une part à certains auteurs qui prétendent que la biologie de l'hippopotame est bien connue et, d'autre part, à l'animal lui-même. L'étude éthologique pprofondie d'une espèce à moeurs nocturnes et qui en plus hante l'eau n'est en effet point facile à entreprendre.
 
L'hippopotame, en tant que sujet d'étude, ne m'était pas étranger. Au cours de mon séjour au Parc National de l'Upemba, j'avais déjà fait la connaissance de ce pachyderme fort intéressant, mais c'est au cours de la rédaction de mes notes (VERHEYEN, 1951) que différents problèmes se sont posés auxquels il ne m'était pas possible de fournir d'explication. Il se conçoit que, dès mon arrivée au Parc National Albert, où précisément les hippopotames étaient extrêmement abondants, je n'ai pas tardé à sacrifier une partie de mes loisirs à observer ces animaux avec beaucoup plus de patience que j'en avais témoigné précédemment.
 
Dans les relations sociales, il importe de reconnaître à coup sûr les mâles des femelles. Au Parc National de I'Upemba, il m'était assez facile de les distinguer, attendu que les hippopotames y étaient peu abondants; mais à Ishango, le long de la Haute-Semiiki, ces animaux étaient tellement nombreux que chaque individu y semblait disposer de différents sosies, ce qui était particulièrement déroutant. C'est la raison pour laquelle, au début de mes investigations, je me suis principalement intéressé aux individus aisément reconnaissable à l'une ou l'autre infirmité ou caractéristique: par exemple à l'absence d'une seule ou des deux oreilles, à la présence de l'une ou l'autre entaille profonde sur le col ou le dos, à la mâchoire inférieure déformée, aux défenses saillantes, à la coloration particulière de la tête et à la longueur totale du corps. En combinant plusieurs de ces caractéristiques, il m'était finalement possible de reconnaître individuellement bon nombre de pensionnaires dont je surveillais le comportement. Plus tard, d'autres particularités sont encore venues s'ajouter, comme, par exemple, la façon de bâiller, le timbre et la sonorité de la voix, la manière d'attaquer, de se défendre et de réagir, parce qu'il m'était devenu clair que chaque individu, malgré sa grande ressemblance avec ses congénères, avait sa « personnalité ». Dès qu'un individu était reconnaissable il fallait déterminer le sexe sur le vif.
 
Les particularités qui caractérisent les mâles adultes par rapport aux femelles sont les suivantes
 
1°) Chez les mâles il n'y a pas de scrotum, les testicules étant logés sous la peau de l'abdomen. Au moment de la défécation, le pénis recourbé vers l'arrière devient visible. Quand les excréments sont évacués, l'urine est lancée en direction de la queue.
 
2°) Chez le mâle adulte, le pénis est rarement rentré complètement; il est visible quand l'animal se promène sur la terre ferme à pas lents. Les mamelles inguinales, même chez les femelles de grande taille et qui ont des jeunes à charge, sont petites. A distance, la distinction entre les deux sexes est donc parfaitennt possible si l'on met suffisamment de temps à observer.
 
3°) Le mâle adulte évacue ses excréments d'une façon tout à fait particulière. Lors de la défécation, aussi bien dans l'eau peu profonde que sur la terre ferme, le dos est faiblement arqué et les pattes postérieures portées légèrement en avant. Au cours de la première phase de la défécation, la queue exécute une série de balancements lents mais s'amplifiant brusquement quand les excréments sont lâchés. Au lieu de tomber, ceux-ci sont pris dans le va-et-vient de la queue courte et musclée qui les disperse avec force. En même temps apparaît l'urine, dont le jet est parfois brisé par les excréments solides qui, malgré les oscillations de la queue, tombent perpendiculairement. Les excréments se dispersent surtout dans un plan perpendiculaire à l'axe de l'animal, mais il y a toujours quelques mottes qui lui tombent sur la croupe.
Les individus adultes qui vivent dans l'isolement et qui charrient sur le dos des parcelles de bouse sont invariablement des mâles. Il n'en est pas de même pour les individus réunis en groupe, parce que, en plus d'une occasion, j'ai vu un mâle évacuer ses excréments au-dessus d'un individu couché, de sorte qu'après la défécation certains membres de la « crèche » avaient le dos et la tête émaillés de parcelles d'excréments. La scène était particulièrement grotesque, puisque tous ces hippopotames sommeillants se réveillèrent et regardèrent dans la direction de celui qui venait de les arroser copieusement. Toutefois l'avalanche ne semblait les déranger nullement et après le départ de son auteur, j'ai observé des jeunes qui allaient patiemment renifler les parcelles tombées sur le dos d'un congénère et parfois aussi les lécher. Dans une file d'hippopotames qui se serraient de près, la défécation se déroulait d'une manière identique. L'arrière-train était toujours soulevé au-dessus de l'eau et l'évacuation s'effectuait alors sous le nez du suivant. Ce dernier essayait bien de reculer un tant soit peu, et j'en ai vu également qui, vers la fin de, l'opération, plongeaient la tête sous l'eau.
 
De leur côté, les femelles balancent également la queue au moment même de l'évacuation des excréments, mais les mouvements s'effectuent si lentement que les déjections tombent sans dévier. Remarquons que le jeune mâle impubère et celui dont le rang social est très bas évacuent leurs excréments à la manière des femelles, ce qui, évidemment, peut donner lieu à des déterminations, erronées.
 
4°) Tous les hippopotames effectuent un bâillement caractéristique. Il est vraisemblablement en rapport avec l'évacuation des gaz dus à la fermentation des aliments dans l'estomac. Mais le bâillement complet n'est le fait que des mâles adultes. La première phase consiste à étendre le cou dans le prolongement de la ligne du dos, à ouvrir la bouche à moitié et de rester ainsi immobile pendant quelques instants. Souvent la dentition de la mâchoire inférieure n'apparaît point à la surface de l'eau et de ce fait n'attire guère l'attention.
 
Il s'agit du bâillement incomplet tel que l'exécutent les femelles, les jeunes et les mâles subadultes. De la première phase, le mâle adulte passe souvent à la deuxième, qui consiste à lever la tête au-dessus du niveau du dos, à écarter les mâchoires le plus largement possible, à découvrir la denture et ensuite à faire exécuter à la tête un mouvement circulaire, ce qui constitue la fin du bâillement complet. Ceci peut être effectué par tous les mâles adultes, mais il existe encore une différence notable, entre le degré d'écartement, des mâchoires, d'un individu à l'autre. Il se conçoit qu'il est en fonction de l'âge de l'animal, donc de la taille. Le bâillement complet s'observe surtout vers la tombée de la nuit chez les mâles qui ont recherché l'isolement et qui ont un rang social élevé.
 
5°) L'hippopotame mâle adulte est sensiblement plus grand et plus volumineux que la femelle de même âge, ce qui se remarque aussi à la configuration de la tête, qui, chez le mâle, offre un aspect plus massif. En outre les canines, à croissance illimitée, sont de loin plus longues et plus robustes chez les mâles. Toutefois, ces caractéristiques ne permettent pas de discerner les femelles des mâles presque adultes.
 
6°) Un individu qui se trouve à l'écart du troupeau et qui est flanqué d'un ou de plusieurs sujets de petite taille est invariablement une femelle, plus précisément une mère. Le mâle adulte ne manifeste aucun intérêt bienveillant à l'égard des nouveau-nés ni à celui des jeunes déjà de grande taille. Inversement un individu isolé qui a son reposoir dans une baignoire quelque part à l'intérieur des terres et mêm celui qui, dans La Haute Semiiki ou dans le lac Edouard, dort paisiblement à une dizaine de pas seulement d'un autre ou d'un troupeau est invariablement un mâle. Les femelles se rencontrent isolément quand la veille de la parturition elles se rendent à un endroit propice pour aménager "le nid" destiné à accueillir le jeune. Dans ce dernier cas, il est aisé de se rendre compte du sexe de l'individu, vu sa corpulence, son agressivité et son inquiétude.
 
7°) Chez tous les couples composés d'éléments adultes de sexe différent, le mâle tient le rang social le plus élevé. S'ils se rendent vers les lieux d'accouplement, la femelle suit de près ou de loin son partenaire.
 
Si le couple est constitué d'individus de même sexe, le plus jeune (donc celui qui est le moins élevé en grade) se trouve toujours en deuxième position. Au repos dans l'eau, ce dernier pose fréquemment la tête sur l'arrière-train de son compagnon plus âgé, et sur la terre ferme il lui est permis de marcher dans le sillage de son supérieur. Cette hiérarchie est rigoureusement respectée chez les couples de mâles et il est remarquable que, sur terre, quand l'adulte s'arrête pendant de longues minutes pour humer l'une ou l'autre empreinte, le subadulte refuse de se placer à côté de son compagnon hiérarchiquement supérieur ou de le devancer. Souvent il préfère circuler un peu plus en arrière et même se coucher en attendant que l'autre veuille bien se remettre en marche. De même quand ce dernier apporte son tribut à un dépotoir, le jeune attend patiemment son tour pour faire de même avec la même concentration dans l'accomplissement de cet acte. Par rapport à son supérieur, le jeune paraît joueur; tous ses mouvements sont moins lourds, moins graves, plus folâtres.
 
Chez les couples constituées de femelles, la plus jeune peut se permettre la fantaisie de se placer à côté de son aînée et même prendre les devants, bien que dans ce dernier cas, l'aînée exécute souvent une manoeuvre de dépassement pour ramener la cadette dans son sillage.
 
Quand un adulte et un subadulte se déplacent ensemble dans l'eau et lorsqu'ils sont accueillis par un autre adulte qui, soit se lève pour disperser énergiquement ses déjections, soit marche posément à leur rencontre, on voit alors la couple exécuter une manoeuvre qui a pour résultat que le subadulte se trouvera partiellement caché derrière le corps de son compagnon plus âgé par rapport au troisième. Dans ce cas l'adulte est une mère, le subadulte un jeune male et le troisième un mâle adulte.
 
8° Quand deux individus se livrent un combat acharné et quand d'autres hippopotames adultes s'approchent de différents côtés à pas lents et mesurés pour assister au spectacle, les deux combattants sont invariablement des mâles. Mais si l'un des antagonistes est rejoint par un troisième individu (accompagné d'un jeune ou non) qui fait également face à l'autre, le sujet secouru est invariablement une mère qui se trouve aux prises avec un mâle.
 
9° Les individus qui présentent sur l'un ou sur les deux flancs des blessures dues au rabotage de la peau par des sabots sont des femelles récemment couvertes par le mâle.
 
10° Un individu isolé est rejoint par un autre qui sort d'un groupe. Ce dernier approche de face l'isolé quit soulève la croupe pour disperser ses déjections avec farce, à quoi l'arrivant répond en agitant la queue lentement. L'isolé écarte, ses mâchoires .et,.s'apprête à attaquer; son visiteur toutefois ne répond qu'en tournant sa tête de côté. C'est l'acte de soumission de la femelle qui signale l'approche du rut au mâle.
 
11° Les mâles adultes ont en outre la voix plus grave, plus sonore que les autres individus de la tribu et souvent une peau densément balafrée. Ces particularités sont toutefois d'ordre secondaire et elles ne se prêtent guère à une détermination rigoureuse du sexe. Il apparaît ainsi clairement que la vie sociale de l'hippopotame est beaucoup plus compliquée qu'on a tendance d'admettre et que son étude est infructueuse aussi longtemps qu'on ne parvient pas à démêler les sexes et les subadultes des adultes.
 
Suite à une série d'observations soutenues pendant deux mois, j'étais arrivé à reconnaître une vingtaine d'hippopotames que j'avais numérotés ou surnommés grâce à quelque détail frappant dans leur physionomie ou leur comportement. Divers croquis de situations complexes ont été pris sur le vif et j'ai même réussi à filmer en partie un combat spectaculaire entre un mâle et une mère défendant son jeune contre ses atteintes. Pour satisfaire à la méthode statistique, tous les événements ont été notés et répétés à satiété. Ilen est résulté une abondante documentation dont on trouvera le résumé et l'essentiel dans les paragraphes ci-après.
 
 
Signaux avertisseurs
 
Pour signaler sa présence, pour situer sa position dans l'eau, pour avertir la société de l'approche de quelque chose d'insolite, l'hippopotame émet des signaux qui, d'accord avec HEDIGER (pp. 59-60, 1951), sont souvent mal interprétés.
 
1°) Emissions vocales.
L'expiration sèche et rude qui chasse bruyamment l'air, suivie d'une inspiration saccadée, est bien connue. Cette émission vocale peut être comparée à un hennissement grave. Aussi DioDORE de Sicile, MEROLLA, SCHOUTEN et ADANSON, cités par DRAPIEZ (1853), s'accordent sur cette ressemblance de la voix de l'hippopotame avec le hennissement du cheval. Le nom grec «cheval de rivière » est vraisemblablement basé sur ce cri, bien qu'un cheval à la nage, vu de côté et avec les oreilles couchées, ressemble à s'y méprendre à notre gros amphibie (dr. SPARRMAN, p. 198, 1787). Le hennissement est aussi produit quand l'hippopotame se trouve sur sol ferme et quand un sujet insolite y surgit qui l'oblige à reculer. Il est curieux de constater qu'il sait tourner l'une de ses petites oreilles vers l'avant et l'autre vers l'arrière, tout comme font les antilopes et les chevaux qui se trouvent alertés.
 
Dans les poursuites à terre et dans les préludes au combat, on entend assez souvent un grognement qui rappelle le cri émis par le porc domestique ou le potamochère. Attendu que la forme du corps, l'aspect de la peau, la conformation des pattes, l'habitude de se vautrer dans la boue, mais aussi son anatomie générale (cfr. GRATIOLET, 1867) rappellent le porc domestique en plus gros, la dénomination égyptienne "cochon d'eau" n'est pas non plus dépourvue de fondement.
 
Le mugissement (du buffle) et le rugissement (du lion), qu'on entend de temps à autre, se confondent. L'appréciation est en effet fonction de la distance. La ressemblance de cet appel particulier avec les émissions vocales des deux ténors de la brousse, dont il est question plus haut, est réellement frappante et a déjà donné lieu à de nombreuses confusions, surtout quand, la nuit, des séries de ces appels résonnent gravement dans le lointain. De même que le grognement, le mugissement n'est entendu que pendant les combats. Il est émis par le mâle adulte cherchant à intimider son adversaire. Rien d'étonnant alors que les Arabes et les Hottentots appellent l'hippopotame "buffle d'eau" et les Zuid-Afrikaanders "vache de mer".
 
Reste le cri émis par le mâle pendant l'accouplement. Il consiste en une série d'appels composés de trois syllabes (mouh-mouh-mouh). Le cri peut être comparé au bruit produit par le moteur d'une voiture automobile quand, pendant un débrayage pour changer de vitesse, la pression sur l'accélérateur n'est pas diminuée.
 
Le hennissement est le seul signal avertisseur à caractère social : il signale à la communauté l'apparition de quelque chose de suspect; si l'appel est répété par un deuxième et par un troisième individu, l'attention se généralise et l'état d'alerte s'ensuit automatiquement. Le signal retentit aussi quand brusquement une poursuite débute dans l'eau ou quand deux mâles s'approchent en silence avec des allures menaçantes.
 
2.) Le bâillement.
Nous avons déjà effleuré le sujet précédemment et, dans l'immense majorité des cas, il n'a nullement le caractère du bâillement de colère, comme le prétend HEDIGER. Il ne peut pas être confondu avec l'attitude offensive de l'hippopotame qui s'apprête à charger, sa redoutable armature disposée en ordre de bataille. Le bâillement peut être observé aussi bien sur terre que dans l'eau.
 
3) Le redressement.
"Les mâles se redressent parfois, les pattes postérieures sur le fond de la rivière, l'avant du corps étonnamment haut au-dessus de la surface et ils peuvent alors en y joignant le mugissement présenter un aspect réellement terrible" (HEDIGER, 1951, p. 59). Je n'ai observé cette attitude que lorsque l'animal mâle ou femelle est réellement prêt à bondir sur un ennemi quelconque. Il ne s'agit donc aucunement d'une pose d'intimidation.
 
4°) Ejection d'eau.
Comme nous l'avons vu précédemment, les hippopotames peuvent utiliser l'eau comme projectile, mais dans bon nombre de cas observés, il m'a été impossible de définir exactement si le geste de lancer de l'eau avait réellement pour but d'effrayer et de chasser la cause du dérangement ou bien s'il avait intention de jouer et de s'amuser. En tout cas, j'ai vu presque tous les éléments d'une bande éjecter de l'eau par les narines lorsqu'ils furent survolés par un avion à basse altitude.
 
5)° Les bulles d'air et la plongée en direction de l'ennemi sont considérés par HEDIGER (p. 60, 1951) également comme signaux avertisseurs. Très souvent j'ai observé des hippopotames isolés qui émettaient des bulles d'air sans qu'ils aient été le moins du monde dérangés. Au début, j'avais l'impression que l'émission des bulles d'air faisait partie des jeux d'amusement des hippopotames, mais finalement je me suis rangé à l'avis que les bulles d'air sont des gaz formés par la fermentation dans l'estomac et évacués par la bouche. La plongée en direction de l'ennemi, si combat ou pourchasse s'ensuit, est un signal avertisseur important. Alors il fait intégralement partie du rituel de combat, bien qu'il arrive aussi qu'il s'agisse tout simplement d'une manifestation de curiosité, pour voir notamment quelles seront les réactions de l'intrus, parce que l'hippopotame aime jouer avec ses semblables mais aussi dans son imagination.
 
6. La défécation.
Dans les relations intraspécifiques, celle-ci est le signal avertisseur le plus important. Les mâles adultes la mettent très souvent en exécution et leur rang dans la hiérarchie sociale est d'autant plus élevé qu'ils peuvent disperser leurs excréments un plus grand nombre de fois par unité de temps. La défécation a lieu chaque fois qu'une rencontre dans l'eau se produit à laquelle se trouve mêlé un mâle adulte, peu importe que l'autre soit un autre mâle, une femelle ou un jeune. La défécation fait ainsi partie du rituel de l'entrée en relations dans la société des hippopotames
 
Un mâle adulte se déplaçant dans l'eau s'approche du refuge d'un autre mâle : 1° Celui-ci se lève et s'en va précipitamment. Il n'y a pas eu de défécation. 2° Il se lève à courte distance et s'oriente dans la direction de l'arrivant. Ce dernier s'arrête et il y a défécation par l'un et par l'autre. Après quelques échanges de politesses, les deux animaux se couchent et se regardent attentivement. L'arrivant se lève enfin et retourne d'où il est venu. 3° Mais ce dernier s'approchera du propriétaire du refuge si celui-ci, sous l'effet de la peur, ne répond plus à l'échange de saluts odorants. Un combat peut s'engager quand le propriétaire refuse de se retirer, mais en général il ne s'agit là que d'un simulacre de combat, un cas d'humiliation devant la société réunie en spectateur. Ensuite, le supérieur hiérarchique s'éloigne sans oublier de parfumer l'air de ses déjections. Quand il se trouve suffisamment loin, sur le chemin du retour, il arrive que l'humilié reprenne possession de ses moyens et lui rende le salut.
 
Une femelle adulte en promenade dans l'eau s'approche d'un mâle. Ce dernier devinant sans doute les intentions de la visiteuse se dresse instantanément pour la saluer sous une pluie d'excréments. La femelle lui rend le salut en fouettant légèrement l'eau à l'aide de la queue. Ce qui met le mâle en confiance. Il perd tout de suite son attitude agressive en adoptant une pose moins contractée. La tête se lève, les excréments continuent à pleuvoir de tous côtés et il ne manque pas de s'approcher de la femelle, qui, de son côté, continue à lui envoyer des saluts de queue.
 
 
 
Le combat
 
Le combat fait intégralement partie du comportement social de l'hippopotame. Les hiérarchies sont en effet rigoureusement établies d'après les résultats des joutes que les membres du clan se livrent fréquemment entre eux et dans lesquelles interviennent le style, le poids, le développement de la denture, ainsi que l'expérience et le tempérament (audace, endurance, opportunité). J'ai assisté à de nombreux combats dont la plupart étaient liquidés après quelques secondes à peine. Mais il y en avait aussi bien d'autres (cfr. HUBERT, 1947; PITMAN, 1945) qui ne se terminaient qu'après l'épuisement complet des antagonistes. Le plus souvent ils n'étaient que deux à se battre, mais de temps à autre il arrivait aussi qu'un seul individu devait tenir tête à l'assaut de deux et de trois adversaires, rarement de toute une bande.
 
Mais les hippopotames sont bien adaptés au combat et à toutes les conséquences qui en découlent. Nous avons vu que leur peau est très épaisse aux endroits où les coups de dents sont généralement portés (dos, flancs, séant, queue), tandis que les blessures guérissent étonnamment vite.
 
Dans chaque combat, il y a lieu de distinguer différentes phases. Il importe de les connaître, puisqu'à chacune d'elles il peut s'interrompre.
 
1° phase : Il s'agit de l'intimidation pure avec la conséquence que l'un des deux antagonistes se hâte d'abandonner son observatoire. Elle peut se présenter sous forme d'enchaînements : un mâle charge un deuxième en courant; ce dernier se sauve mais traverse le territoire d'un troisième; celui-ci se lève et fait stopper le poursuivant. Le fait de se lever constitue une menace pour un quatrième qui s'avance sur le troisième. Entretemps le deuxième est pris en chasse par un cinquième et il arrive ainsi que tous les mâles adultes d'un clan d'hippopotames soient alertés pendant que de tous côtés des hennissements graves résonnent.
 
2° phase : Deux sujets s'approchent, s'arrêtent, dispersent leurs excréments et bâillent. En voici un exemple typique (fig. 28)
 
Ishango, 10.XI.1953 à 11 h : quatre mâles adultes ont pris possession de leur reposoir et semblent dormir. Le n° 1 se lève et se dirige lentement vers l'espace compris entre le n° 3 et l'île. Le n° 3 se lève à son tour et laisse approcher le n° 1 jusqu'à 10 m de distance environ. Le n° 3 disperse énergiquement ses excréments. Le n° 1 s'arrête, bâille, se détourne et disperse ses déjections dans la direction du n° 3. Il s'avance vers le n° 4, qui se lève également. Le n° 1 s'arrête, se retourne et rejoint lentement son territoire, où il disperse ses excréments contre la paroi de la berge. Il exécute ensuite une attaque simulée en direction du n° 3, les mâchoires à moitié écartées et en fauchant de la tête. Mais le n° 3 continue à s'approcher très lentement. Inquiétude du n° 1 qui se dirige vers le n° 2, qui se lève à son tour. Le n° 1 change alors de direction et se place entre les n° 2 et 3, où il s'arrête. Le n° 3 se retourne et réintègre lentement son refuge, ce que fait le n° 1 également. Tout le monde se couche et plus rien ne se passe. Durée des manoeuvres : 10 minutes environ.
 
3e phase : Deux sujets s'approchent davantage, narines à ras de l'eau, les oreilles tournées en avant, les yeux largement écarquillés.
 
4e phase : A un ou deux mètres de distance, ils s'arrêtent net, bâillent et fauchent de la tête.
 
5e phase : La tête haute, la denture en ordre de bataille, l'un d'eux fait brusquement un ou deux petits pas en avant, tout en écartant largement les mâchoires.
 
6° phase : Ils foncent l'un sur l'autre, soit en avançant à petits pas, soit en bondissant. Entrechoquement des dents, reculs, mugissement ou grognement.
 
7e phase : Fuite du plus faible; il est talonné de près par le vainqueur, lui s'attaque au séant du fuyard en lui assénant des coups de bélier. A terre, la poursuite se termine rapidement, parce que le vaincu (en général plus petit et plus léger) ne manquera pas de se détacher. Mais elle peut aussi durer des heures quand les deux adversaires tournent en rond. Dans l'eau, toutefois, et cela malgré ses plongées et ses crochets, le fuyard est durement rossé et son seul salut consiste alors à se précipiter dans une crèche où les mères, en se levant, ne tarderont pas à prendre la défense du plus faible.
 
Lors du combat dans l'eau, les avantages des mâles adultes sont considérables. Leurs canines sont en effet plus longues, leurs mâchoires peuvent s'écarter plus fort et leur poids corporel est de loin supérieur à celui de leurs jeunes adversaires. Dès lors il se comprend pourquoi les mâles adultes luttent la gueule largement ouverte, les femelles et les jeunes mâles avec les mâchoires légèrement écartées, mais en fauchant continuellement. La tactique du mâle adulte est claire. Il essaie de saisir entre ses canines redoutables la tête ou le cou de l'adversaire et s'il y parvient des morsures cruelles en résultent (oeil énucléé, luxation ou bris de la mâchoire inférieure, blessures graves au cou, trachée ou carotides tranchées). S'il parvient à renverser l'adversaire, il ne manquera pas de lui briser l'une des pattes de devant pour lui administrer ensuite le coup de grâce. L'immobilité relative du mâle adulte permet par contre à l'adversaire femelle ou jeune mâle d'attaquer latéralement et de toucher la poitrine ou la base du cou, à l'endroit donc où la peau est assez mince.
 
Les issues fatales ne sont pas rares et les cinq cadavres d'hippopotames que j'ai pu examiner correspondaient à quatre jeunes mâles et à une femelle. Trois montraient des blessures profondes à la base du cou et deux avaient le thorax perforé. Dans un cas la pointe du coeur avait été touchée (Cfr. PITMAN, pp. 77-78, 1945). Deux d'entre eux avaient en outre une patte antérieure brisée. Mais en général les deux adversaires, même après des heures de combat acharné, s'en tirent avec des blessures saignantes à la tête, au cou et aux flancs qui, après l'interruption du combat et la plongée, les font rugir et sursauter de douleur.
 
Le combat à trois ou davantage est de courte durée, le solitaire se retirant à reculons le plus rapidement possible.
 
Pourquoi les hippopotames se battent-ils ? Question troublante.
 
1. Dès leur bas âge, les hippopotames se battent déjà entre eux. Il est vrai qu'il ne s'agit alors que d'un simulacre de combat, d'un jeu à proprement parler, bien que les feintes, les préludes et tous les coups classiques soient déjà de la partie. Le combat que les jeunes se livrent entre eux parfait donc leur éducation physique.
 
2. Quand deux mâles adultes se battent entre eux, on a nettement l'impression qu'ils veulent terroriser et ridiculiser l'adversaire sous les yeux de l'assistance composée en ordre principal de jeunes et de femelles. Il en résulte que les vaincus n'osent parfois plus se rapprocher de leur clan d'origine où les vainqueurs règnent en maître. Dans ce cas, il est clair que le but du combat consiste à écarter un rival dans les relations sexuelles. Mais alors comment expliquer le fait que de deux à trois semaines plus tard le mâle vainqueur va parfois relancer le vaincu pour l'emmener avec lui vers son refuge aquatique où ils vivront dorénavant en paix aussi longtemps que le plus faible respectera la hiérarchie sociale établie sur la force ?
 
3. Quand un mâle et une femelle sont aux prises, la vie du nouveau-né est en jeu. Logiquement il n'est question ni de rivalité sexuelle, ni de jalousie, puisque les jeunes tués appartiennent aussi bien au sexe mâle qu'au sexe femelle. Et que penser du comportement d'un père qui lèche le nouveau-né quand ils se trouvent sur la terre ferme et qui, par contre, se précipite sur son rejeton pour l'écraser dès qu'il se trouve à l'eau ? Et il n'est nullement question d'imitation, puisque les jeunes femelles élevées dans les jardins d'acclimatation manifestent, elles aussi, une vigilance féroce à l'égard de leurs compagnons mâles à l'occasion de la naissance du premier jeune. J'ai réussi à filmer un combat particulièrement violent.
 
Voici mes notes prises sur le terrain.
 
Lomera, 9.X.1953, à 10 h le cadavre d'un hippopotame dans l'eau à 3 m du bord attire notre attention. La peau est blanchâtre et il montre à la base du cou une profonde blessure. Nous nous approchons de la rive, mais nous sommes surpris par une charge brusque d'un hippopotame qui se lève à 5 m du cadavre, où il se tenait dissimulé sous une frange d'lniperata surplombant l'eau. Il s'agit d'un acte d'intimidation et nous nous retirons pour contourner l'agresseur, qui montre une multitude de griffes au cou et deux blessures allongées sur le flanc droit. Il n'est peut-être pas étranger au cadavre qui gît à proximité de son refuge. En nous approchant de la rive, nous voyons, une cinquantaine de mètres plus loin, deux hippopotames s'affronter dans une partie de la Semiiki où la profondeur de l'eau ne dépasse pas les 50 cm.
 
Celui de gauche est un mâle, celui de droite, plus petit, est une femelle. Un jeune nage nerveusement à proximité de la queue de la mère. Le mâle bâille et s'approche dangereusement de la femelle qui, le mufle entr'ouvert, l'attaque rageusement. Par deux fois en quelques secondes les deux antagonistes usent de tout leur poids pour faire reculer l'adversaire. Ils bondissent hors de l'eau comme pour s'embrasser, le mâle essayant de saisir la femelle par la tête et la femelle labourant celle du mâle à coups de défenses. Touché, le mâle recule de quelques pas; sur quoi la femelle se retourne comme pour s'éloigner. Enragé, le mâle reprend l'assaut, mais la femelle l'évite de justesse et le frappe durement sur le flanc droit. Là-dessus il y a une pause pendant laquelle les deux hippopotames, la bouche largement ouverte, s'affrontent à un mètre de distance.
 
Après quelques secondes, la femelle recule lentement vers la berge. Le mâle la serre de près pendant qu'il émet un grognement terrifiant. Toutefois il n'attaque pas. A un moment donné, la mère touche la ceinture de phragmites et fait halte, ce qui met le mâle en colère. Il charge gueule ouverte mais la femelle ne bronche plus, bien qu'elle continue à parer les coups. Entretemps un troisième individu, accompagné d'un jeune déjà assez grand, traverse lentement le fleuve. Arrivé à la ceinture de roseaux, il longe le bord et fait front au mâle en se plaçant à côté de la femelle refoulée. La-dessus, le mâle baisse pavillon. Il recule, se retourne, disperse ses excréments en direction de la couple de femelles et bâille encore une fois dans Ieur direction pour s'éloigner enfin.
 
Il porte une large entaille sur le flanc droit et le sang lui coule de deux blessures à la tète qui le font rugir de douleur quand, à l'occasion d'une plongée, elles viennent au contact de l'eau. Quelques minutes après, les deux femelles, accompagnées de leurs jeunes, traversent lentement le fleuve en direction de la « crèche », qui pendant le combat avait attentivement suivi toutes les manoeuvres.
 
Il en ressort que le refuge aquatique constitue le vrai territoire du mâle dans lequel il peut tolérer la présence de la femelle mais nulle autre, pas même celle de son propre jeune.
 
Ce comportement bizarre est donc inné.
 
Le combat chez l'hippopotame est, à défaut d'ennemis naturels, au service de la sélection naturelle, basée sur l'élimination des individus physiquement faibles; d'où il résulte que les jeunes mâles sont exclus de la reproduction et que les femelles trop jeunes resteront temporairement sans progéniture.
 
Tous les auteurs sont d'avis que chaque troupeau est placé sous la surveillance d'un mâle adulte. Je ne partage pas cette opinion. Dans la Haute Semliki, chaque troupeau composé de femelles et de jeunes est en effet entouré de deux à six mâles adultes qui sont approximativement de même rang social. Chacun de ceux-ci ne règne en despote que dans un petit secteur avoisinant son reposoir. Chacun contrôle les allées et venues des composants du groupe et souvent il ne se prive pas du plaisir de se coucher au beau milieu de la partie du groupe qui a élu domicile du côté de leur refuge aquatique.
 
H0IER (p. 152, 1950) n'exclut pas la possibilité de l'existence d'une consanguinité prononcée chez l'hippopotame. Je me range à son avis, quoique l'exclusion des jeunes mâles et le rassemblement des femelles ayant des jeunes d'âge approximativement égal ne permettent vraisemblablement qu'une consanguinité limitée qui, d'ailleurs, est naturelle chez des animaux grégaires et de caractère sédentaire.
 
La combativité innée chez l'hippopotame est donc un facteur limitatif qui empêcherait l'établissement d'une hétérozygotie et un affaiblissement physique de l'espèce résultant d'une consanguinité trop poussée.