- Qu'il trahisse l'ennui ou annonce le
sommeil, le bâillement, s'il n'est pas
réprimé au nom du savoir vivre,
éveille une sensation plutôt
agréable ; mais que par suite d'un
mécanisme pathologique, ce
bâillement se répète
impérieux, plusieurs fois par minute,
nuit et jour, au point de devenir permanent, on
songe aux suppliciés mythologiques,
condamnés à
perpétuité au même geste
éreintant et stérile, et on
s'explique que la seule préoccupation de
la victime soit d'être
débarrassée au plus vite de cette
obsession.
-
- Aussi est-ce sans tarder que je me rendis le
19 août dernier, à l'appel du Dr
Boquet. Dans un village situé aux
environs de Beaucamps-le-Vieux, une femme de 35
ans, Mme P..., bâillait sans discontinuer
depuis 4 jours et 4 nuits, et malgré de
fortes doses de chloral et de bromure fort
justement ordonnées, le terrible
symptôme persistait, excitant la
curiosité et les commentaires de tous les
habitants du pays. En effet, à peine
entré dans la maison de la malade, je me
heurtai à une assistance nombreuse de
parents et d'amis qui écoutaient
silencieusement une mélodie peu ordinaire
: de l'étage situé au-dessus,
parvenait très
régulièrement 2 à 3 fois
par minute, une sorte de chant très
sonore, soutenu sur une note assez
élevée pendant 3 secondes environ,
et se terminant assez brusquement par une note
basse.
-
- Je constate en arrivant près de la
malade qu'elle bâille, suivant une
expression populaire, à se
décrocher la mémoire ; tant
qu'elle a la bouche ouverte, on entend un son
aigu dont je viens de parler, tandis que le son
grave tombe en decrescendo au moment de la
fermeture de bouche. J'apprends de Mme P
que les bâillements ont
débuté le 15 août au matin,
lors de son réveil, et qu'ils persistent
depuis cette date, toujours aussi
réguliers, aussi bruyants et aussi larges
empêchant le sommeil et l'alimentation ;
Mme P... boit seulement un peu de limonade ;
elle se plaint de fatigue dans les muscles de la
mâchoire et de la nuque ; elle parait
fatiguée et garde le lit. Ses
réponses sont fréquemment
interrompues par les bâillements ;
cependant, au cours de mon interrogatoire, je
m'aperçois qu'en précipitant les
questions et en retenant fortement l'attention
de la malade, je détruis un peu la
cadence régulière des
bâillements. Bien que je ne trouve
à l'examen aucun antécédent
pathologique, aucun des stigmates sans lesquels
on ne concevait pas d'hystérie possible,
il y a quelques années encore, l'allure
générale des
phénomènes observés me fait
penser au pithiatisme, et immédiatement
j'entreprends le traitement.
-
- Je dis à la malade que ces
bâillements très pénibles et
en apparence très tenaces ne
m'inquiètent pas du tout, qu'ils ne
correspondent à aucune lésion des
organes et que je vais certainement en triompher
; je lui explique que le bâillement est un
spasme respiratoire, et lui certifie qu'en
régularisant par la volonté
l'inspiration et l'expiration, tout va rentrer
dans l'ordre ; aussi, je prie la malade de faire
tranquillement de larges inspirations suivies
également de longues expirations, et
d'insister surtout au moment où survient
le besoin de bâiller.
-
- Au début, le bâillement est un
instant retardé et réprimé,
mais il revient plus impérieux que jamais
; la malade s'agite dans son lit ; la
respiration est irrégulière et
saccadée, mais cette dyspnée
apparente détruit le rythme des
bâillements, et peu à peu, ceux-ci
s'espacent, la malade résiste mieux. Je
m'appuie aussitôt sur cette
amélioration, et félicitant la
malade de m'avoir bien compris, je lui montre
qu'elle peut avoir prise sur les
bâillements, ce qu'elle ne croyait pas, et
surtout qu'il faut persévérer.
-
- Aussitôt qu'une contraction des
mâchoires se dessine, je demande à
la malade de penser sans effort à autre
chose et je lui affirme qu'elle ne
bâillera plus. En effet, après un
quart d'heure de ce traitement
psychothérapique, Mme P... ne
bâille plus et même n'a plus envie
de bâiller ; cependant en présence
de son incrédulité sur la
persistance du résultat, et pour
consolider la guérison, je reste
près l'elle une demi-heure encore, en lui
parlant de toute autre chose ; je lui fais
avaler du lait en ma présence, pour lui
prouver qu'elle peut s'alimenter sans crainte,
et quand je la quitte elle me dit qu'elle ne
sent plus le besoin de bâiller. Il est
vrai d'ajouter que gagnés par ce geste
contagieux, le mari, le médecin et
moi-même, ne pourrions en dire
autant.
-
- Bref, je recommande de suspendre tout
traitement médicamenteux, et je conseille
la reprise de la vie ordinaire dès le
lendemain ; en même temps, j'interdis les
visites inutiles et toute conversation pouvant
ramener dans l'esprit de Mme P... l'idée
du bâillement. La guérison est bien
réelle puisque 6 semaines ont
passé sur ces événements,
sans qu'il y ait eu la moindre menace de
rechute.
-
- On a signalé des bâillements
dans l'hémiplégie organique, chez
les épileptiques et chez les
hystériques. Ici l'étiologie ne me
semble pas douteuse : les bâillements,
dont j'ai été le témoin,
appartiennent bien à ces troubles que la
suggestion réalise et que la persuasion
guérit, au pithiatisme.
-
- Il existe une forme paroxystique où
les bâillements surviennent par crises
espacées durant 1/4 d'heure ou 1/2 beure,
et une forme permanente, celle que j'ai
décrite, avec ses caractères de
durée, d'écartement excessif des
mâchoires, de cadence et de bruit,
très caractéristiques. Cependant
les auteurs signalent ordinairement
l'interruption des bâillements pendant le
sommeil ; ici, ils persistaient nuit et jour,
excepté la nuit qui précéda
ma visite où ils avaient
été interrompus une heure, pendant
laquelle la malade avait sommeillé.
-
- Ce sont des spasmes respiratoires de la
même famille que le hoquet, les
aboiements, les accès de rire. Le
mécanisme de leur apparition est simple ;
il a été bien expliqué par
Janet : sous l'influence d'une
légère sensation de
dyspnée, le sujet fait une inspiration
profonde ; un degré de plus, et cette
inspiration devient un soupir ; chez un sujet
prédisposé, le soupir s'accentue
et se transforme en bâillement ; si
celui-ci se répète plusieurs fois,
le malade croit volontiers qu'il ne cessera
plus, et de fait, il persiste tant qu'un
traitement psychothérapique bien conduit
n'aura pas brisé le cycle pathologique.
Quoi qu'il en soit, on a rarement l'occasion
d'observer des crises semblables à
celle-ci ; ainsi Gilles de la Tourette, Huet et
Guinon en ont fait une étude qui ne porte
que sur six cas.
-
- Je n'insisterai pas sur le traitement ; il
consiste en somme à faire de
l'orthopédie mentale ;
l'hystérique est subconsciente ; elle
ressemble à une actrice qui a perdu la
tête et joue son rôle en s'imaginant
qu'elle est dans la réalité; il
faut lui montrer son erreur en lui parlant avec
douceur, mais avec fermeté, lui rendre la
confiance en elle qu'elle a perdue, ne pas la
traiter de malade imaginaire, ni exiger de
violents efforts de volonté, mais
plutôt chercher à calmer
l'émotion primaire : la crainte de la
maladie.
-
- Ce sont là les moyens
thérapeutiques qui donnent des
résultats certains, plus ou moins rapides
suivant les malades mais assurément plus
actifs dans les cas de névroses que les
médicaments ordinairement
employés.
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