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mise à jour du
1 août 2009
retour vers d'autres littératures
Propos sur le bonheur
Émile Chartier, dit Alain
Mortagne-au-Perche 1868 - Le Vésinet 1951
L'art de bâiller
Gallimard éditeur - 1928
 
et autres propos sur le bâillement
Sollicitude - Gymnastique
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Un chien qui bâille au coin du feu, cela avertit les chasseurs de renvoyer les soucis au lendemain. Cette force de vie qui s'étire sans façon et contre toute cérémonie est belle à voir et irrésistible en son exemple ; il faut que toute la compagnie s'étire et bâille, ce qui est le prélude d'aller dormir ; non que bâiller soit le signe de la fatigue ; mais plutôt c'est le congé donné à l'esprit d'attention et de dispute, par cette profonde aération du sac viscéral. La nature annonce par cette énergique réforme qu'elle se contente de vivre et qu'elle est lasse de penser.
 
portrait alain alain en classe
Tout le monde peut remarquer qu'attention et surprise coupent, comme on dit, respiration. La physiologie enlève là-dessus toute espèce de doute, en faisant voir comment les puissants muscles de la défense s'accrochent au thorax, et ne peuvent que le resserrer et paralyser dès qu'ils se mobilisent. Et il est remarquable que le mouvement des bras en l'air, signe de capitulation, est aussi le plus utile à délivrer le thorax ; mais c'est aussi la position de choix pour bâiller énergiquement.
 
Comprenons d'après cela comment n'importe quel souci nous serre littéralement le cœur, l'esquisse de l'action appuyant aussitôt sur le thorax, et commençant l'anxiété, sœur de l'attente; car nous sommes anxieux seulement d'attendre, et aussi bien quand la chose est de peu. De cet état pénible suit aussitôt l'impatience, colère contre soi qui ne délivre rien. La cérémonie est faite de toutes ces contraintes que le costume aggrave encore, et la contagion, car l'ennui se gagne. Mais aussi le bâillement est le remède contagieux de la contagieuse cérémonie.
 
On se demande comment il se fait que bâiller se communique comme une maladie ; je crois que c'est plutôt la gravité, l'attention et l'air du souci qui se communiquent comme une maladie ; et le bâillement, au contraire, qui est une revanche de la vie et comme une reprise de santé, se communique par abandon du sérieux et comme une emphatique déclaration d'insouciance ; c'est un signal qu'ils attendent tous, comme le signal de rompre les rangs. Ce bien-être ne peut être refusé ; tout le sérieux penchait par là.
 
Le rire et les sanglots sont des solutions du méme genre, mais plus retenues, plus contrariées ; il s'y montre une lutte entre deux pensées, dont l'une enchalne et l'autre délivre. Au lieu que, par lebâillement, toutes les pensées sont mises en fuite, liantes ou délivrantes ; l'aisance de vivre les efface toutes. Ainsi c'est toujours le chien qui bâille.
 
Chacun a pu observer que le bâillement est toujours un signe favorable, dans ce genre de maladies que l'on nomme nerveuses, et où c'est la pensée qui fait maladie. Mais je crois que le bâillement est salutaire dans toutes, comme le sommeil qu'il annonce ; et c'est un signe que nos pensées sont toujours pour beaucoup dans les maladies ; chose qui étonnerait moins si l'on songeait au mal que l'on peut se faire en se mordant la langue ; et le sens figuré de cette expression fait bien voir comment le regret, bien nommé remords, peut aller à la lésion. Le baillement, au contraire, est sans aucun risque.
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Nous avons bien plus de puissance sur notre corps que sur nos pensées. Non que nous puissions faire taire le corps quand il souffre; mais nous pouvons presque toujours le disposer comme nous voulons. Il faut donc savoir s'étendre et s'allonger. L'étirement et le bâillement, qui annoncent le sommeil, nous donnent ici une sorte de modèle.

Alain, Propos, 1927


Le Bruit
tiré de Propos sur l'esthétique par Alain
Chez Delamain, Boutelleau et Cie Librairie Stock
1923
Il y a quelque chose de plus étonnant, dans un orchestre, que l'homme aux timbales, et c'est l'homme au tambour, chargé aussi communément de la grosse caisse, des cymbales, et de la cloche du monastère. C'est un homme qui s'ennuie continuellement et qui ne se trompe jamais. Vous lui voyez presque toujours le genre d'embonpoint des gens qui bâillent ordinairement sans ouvrir la bouche.
 
Hippocrate explique que, par ce mouvement naturel ainsi contrarié, le diaphragme se trouve refoulé vers le bas, en même temps que l'homme qui bâille ainsi avale de l'air, comme font les grenouilles; d'où une dyspepsie que les modernes ont appelée canonicale. L'homme au tambour est donc assis au plus haut de l'orchestre comme un chanoine aux vêpres, et ne s'étonne de rien tant que le sublime musical s'exprime par des sons seulement. Mais dès qu'il voit les deux chapitres qui commencent à frotter de leur propre pouce toutes les cordes hautes, ce qui indique le passage de la couleur, si j'en crois les critiques, alors il saisit ses armes, ouvre sur le chef un regard intelligent, et loge son bruit dans le temps avec une précision mécanique, ce qui signifie combat, victoire, ou fête populaire, ou bien troupeaux de vaches et prière du soir, selon l'instrument choisi.
 
Il m'est arrivé, comme à beaucoup, d'être rassasié de sublime et d'observer ce petit monde si exactement gouverné. J'ai toujours remarqué que tout ce qui est bruit rythmé est soumis à une discipline véritablement militaire, alors que les sons se promènent assez souvent hors de leur juste chemin. Les cors sont célèbres sous ce rapport, mais il ne faudrait pas oublier les flûtes, les clarinettes et les bassons. Il arrive même que Nos Seigneurs les Violons ajoutent quelque chose aux hardiesses harmoniques; mais l'homme au tambour ne se trompe jamais; et le chef, quand il ouvre les bras, déchaîne toujours son bruit à point nommé, comme un homme qui décharge du bois.
 
Quels sont les goûts et les préférences de l'homme au tambour? Tient-il pour les classiques ou pour les modernes, pour l'harmonie ou pour la mélodie, pour la fête russe ou pour la fête espagnole ? Je suppose qu'il juge de tout cela d'après la partie de tambour. Peut-être s'amuse-t-il du chef d'orchestre. Mais trop souvent, sans doute, il l'a vu mâcher de la gomme, faire signe aux cuivres de sa main roulée en cornet, secouer les trémolos du bout de sa baguette, et finalement montrer l'orchestre au public comme pour dire: "que ferais-je sans eux ?" Ce sont produits américains; on ne vend plus que cela. Et quelquefois je me demandais si tous ces musiciens d'orchestre aiment beaucoup la musique. Il me semble que, s'ils l'aimaient, ils mourraient tous à la fleur de l'âge. Je me souviens d'un premier violon, qui avait joué en solo à peu près comme on prend un purgatif, et qui se levait aux applaudissements de l'air d'un homme qui va manquer son train de minuit quinze. Mais la vraie musique s'arrange de tout, et même de l'orchestre.
SOLLICITUDE 30 mai 1907.
 
TOUT le monde connaît la fameuse scène où tous, à force de dire à Basile «Vous êtes pâle à faire peur », finissent par lui faire croire qu'il et malade. Cette scène me revient à l'esprit toutes les fois que je me trouve au milieu d'une famille étroitement unie, où chacun surveille la santé des autres. Malheur à celui qui est un peu pâle ou un peu rouge; toute la famille l'interroge avec un commencement d'anxiété : « Tu as bien dormi? », « Qu'as-tu mangé hier? », «Tu travailles trop », et autres propos réconfortants. Viennent ensuite des récits de maladies « qui n'ont pas été prises assez tôt ».
 
Je plains l'homme sensible et un peu poltron qui est aimé, choyé, couvé, soigné de cette manière-là. Les petites misères de chaque jour, coliques, toux, éternuements, bâillements, névralgies, seront bientôt pour lui d'effroyables symptômes, dont il suivra le progrès, avec l'aide de sa famille, et sous l'oeil indifférent du médecin, qui ne va pas, vous pensez bien, s'obstiner à rassurer tous ces gens-là au risque de passer pour un âne.
 
Dès que l'on a un souci on perd le sommeil. Voilà donc notre malade imaginaire qui passe des nuits à éccter sa respiration, et ses journées à raconter ses nuits. Bientôt son mal et classé et connu de tous; les conversations mourantes en reçoivent une vie nouvelle; la santé de ce malheureux a une cote, comme des valeurs en bourse; tantôt il et en hausse, tantôt il et en baisse, et il le sait ou le devine. Voilà un neurasthénique de plus.
 
Le remède? Fuir sa famille. Aller vivre au milieu d'indifférents, qui vous demanderont d'un air distrait : « Comment vous portez-vous? », mais s'enfuiront si vous répondez sérieusement; de gens qui n'écouteront pas vos plaintes et ne poseront pas sur vous ce regard chargé de tendre sollicitude qui vous étranglait l'estomac. Dans ces conditions, si vous ne tombez pas tout de suite dans le désespoir, vous guérirez. Morale ne dites jamais à quelqu'un qu'il a mauvaise mine.

GYMNASTIQUE 16 mars 1922.
 
COMMENT expliquer qu'un pianiste, qui croit mourir de peur en entrant sur la scène, soit immédiatement guéri dès qu'il joue? On dira qu'il ne pense plus alors à avoir peur, et c'est vrai; mais j'aime mieux réfléchir plus près de la peur elle-même, et comprendre que l'artiste secoue la peur et la défait par ces souples mouvements des doigts. Car, comme tout se tient en notre machine, les doigts ne peuvent être déliés si la poitrine ne l'est aussi; la souplesse, comme la raideur, envahit tout; et, dans ce corps bien gouverné, la peur ne peut plus être.
 
Le vrai chant et la vraie éloquence ne rassurent pas moins, par ce travail mesuré qui est alors imposé à tous les muscles. Chose remarquable et trop peu remarquée, ce n'est point la pensée qui nous délivre des passions, mais c'est plutôt l'action qui nous délivre. On ne pense point comme on veut; mais, quand des actions sont assez familières, quand les muscles sont dressés et assouplis par gymnastique, on agit comme on veut. Dans les moments d'anxiété n'essayez point de raisonner, car votre raisonnement se tournera en pointes contre vous-même; mais plutôt essayez ces élévations et flexions des bras que l'on apprend maintenant dans toutes les écoles; le résultat vous étonnera. Ainsi le maître de philosophie vous renvoie au maître de gymnastique.
 
Un aviateur m'a conté quelle belle peur il eut pendant deux heures, alors qu'il était couché sur l'herbe, attendant l'éclaircie, et méditant sur des dangers contre lesquels il ne pouvait rien. En l'air et jouant sur l'instrument familier, il fut guéri. Ce récit me revenait en mémoire comme je lisais quelques-unes des aventures de l'illustre Fonck. Un jour, se trouvant à quatre mille mètres au-dessus du sol, dans un avion à canon, il s'aperçoit que les commandes n'obéissent plus et qu'il tombe. Il cherche la cause, aperçoit enfin un obus échappé de son casier et qui immobilisait tout, le remet en place, toujours tombant, et relève son appareil sans autre dommage. De telles minutes sont bien capables, par souvenir ou bien en rêve, d'effrayer encore aujourd'hui cet homme courageux; mais si l'on voulait croire qu'il eut peur dans le moment même comme il peut avoir eu peur en y pensant, je crois que l'on se trompe.
 
Notre corps nous est difficile en ce sens que, dès qu'il ne reçoit pas d'ordres, il prend le commandement; mais en revanche il est ainsi fait qu'il ne peut être disposé de deux manières en même temps; il faut qu'une main soit ouverte ou fermée. Si vous ouvrez la main, vous laissez échapper toutes les pensées irritantes que vous teniez dans votre poing fermé. Et si vous haussez seulement les épaules, il faut que les soucis s'envolent, que vous serriez dans la cage thoracique.
 
C'est de la même manière que vous ne pouvez à la fois avaler et tousser, et c'est ainsi que j'explique la vertu des pastilles. Pareillement vous vous guérirez du hoquet si vous arrivez à bâiller. Mais comment bâiller? On y arrive très bien en mimant d'abord la chose, par étirements et bâillements simulés; l'animal caché, le même qui vous donne le hoquet sans votre permission, sera mis ainsi dans la position de bâiller, et il bâillera. Puissant remède contre le hoquet, contre la toux et contre le souci. Mais où et le médecin qui ordonnera de bâiller tous les quarts d'heure?
 

La vie d'Alain
Emile Chartier (il adoptera plus tard le pseudonyme d'Alain) naît en Normandie, à Mortagne-au-Perche, en 1868. Il est le fils d'un vétérinaire. Elève de Jules Lagneau au lycée de Vanves, il entre ensuite à l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm et devient agrégé de philosophie en 1892. Jusqu'à sa retraite il enseigne dans le secondaire, notamment au lycée Henri IV où il sera professeur de Khâgne (il se méfiait des "importants" qui poursuivent "carrière" et préférait l'enseignement secondaire). Par son rôle de professeur, de chroniqueur (ses articles furent publiés à partir de 1903 dans les journaux et revues : ce seront les fameux Propos), son engagement dans le radicalisme politique, il a exercé une grande influence sur plusieurs générations d'écrivains, de journalistes, de philosophes. Pendant la guerre de 1914, Alain s'engage comme soldat de 2ème classe et devient artilleur. De cette expérience sortira Mars ou la guerre jugée.
 
Ecrivain, journaliste, professeur, il fut le philosophe quasi officiel de la Troisième République. Parce que sa plume est aisée, parce qu'il se nourrit de la pensée de ses grands prédécesseurs, on l'a parfois dit superficiel ou on a cru que rien de nouveau n'était à découvrir dans ses livres. Pourtant sa pensée est plus profonde qu'on ne croit. Il invente un nouveau genre littéraire: les propos.
alain par gorvel