- Première malade
(voir deuxième
malade)
-
- Nous allons aujourd'hui, en
commençant, procéder à
l'examen d'une malade qui est dans le service
depuis six mois et dont, par conséquent,
la maladie n'a pour nous rien d'imprévu.
(Une jeune fille de dix-sept ans est introduite,
dans la salle du cours.)
-
- Mr
CHARCOT (indiquant un siège
à la jeune malade): Mettez-vous
là, mademoiselle, en face de moi. (Aux
auditeurs): Regardez-la et tâchez de ne
pas vous laisser influencer, suggestionner ou
intoxiquer, comme vous voudrez dire par ce que
vous allez voir et entendre.
-
-
- C'est un acte quelque peu imprudent, sans
doute, de la part d'un professeur, que de
commencer son cours en parlant du
bâillement et de présenter un cas
où le bâillement est le
phénomène le plus apparent. Car le
bâillement est contagieux, vous le savez,
au premier chef et rien que d'entendre prononcer
le mot de bâillement, qui, dans les
langues les plus diverses, vise à
l'imitation onomatopéïque de la
nature, - sbadiglio (ital.); yawning (angl.);
gähnen (allem.), - on se sent pris d'une
envie de bâiller presque invincible.
-
- Mais j'ose espérer qu'une fois
prévenus, nous saurons résister,
vous et moi, aux suggestions qui nous menacent.
Pendant que je dissertais, vous avez vu et
entendu notre malade déjà
bâiller plusieurs fois; chez elle,
veuillez le remarquer, le bâillement est,
en quelque sorte, rythmé, en ce sens
qu'il se reproduit à des intervalles
toujours à peu près de même
durée et assez courts, du reste. Sous ce
rapport, il s'est produit, depuis que la malade
est entrée à l'hôpital,
quelques changements que je tiens à vous
faire connaître.
-
- A l'origine, en effet, il y a quatre ou cinq
mois, elle bâillait environ huit fois
par minute (480 bâillements par heure,
soit 7.200 en quinze heures de veille);
aujourd'hui le nombre des bâillements est
réduit à quatre dans le même
espace de temps, chaque bâillement occupe
individuellement un temps assez long. Autrefois
chacun d'eux durait cinq ou six et même
sept secondes; aujourd'hui, ils ne durent que
trois ou quatre secondes au plus. Il s'est donc
produit un certain amendement à cet
égard et le phénomène ne
nous apparaît plus que sous une forme
atténuée. J'ajouterai que chaque
bâillement se montrait double auparavant,
composé de deux bâillements
élémentaires, tandis
qu'aujourd'hui il ne s'agit plus en
général que d'un acte de
bâillement simple. Toutes ces
particularités vous les lirez facilement
sur les divers tracés, recueillis suivant
la méthode graphique, que je vous
présente et qui sont relatifs à
diverses époques de la maladie (Fig. 1,
2, 3, 4 et 5).
-
-
- Ainsi vont les choses du matin au soir, sans
interruption aucune, si bien que le sommeil seul
met trêve aux bâillements, il fut un
temps, vous le reconnaîtrez sur le
tracé (fig. 2), où ceux-ci
étaient tellement
précipités, que les respirations
normales n'avaient, pour ainsi dire, pas le
temps de se produire, et que le
bâillement, par conséquent,
était le seul mode de respirer que la
malade eût à son service. Il fut un
temps également où la toux, la
toux nerveuse, alternait avec le
bâillement et l'on peut suivre sur le,
schéma du tracé du 15 août
(fig. 3), l'alternance en quelque sorte
mathématiquement régulière
de la toux et du bâillement. Aujourd'hui
la toux a complètement cessé, et
le bâillement régne seul,
exclusivement.
-
- Pour ce qui est du bâillement
considéré en soi, il ne
diffère chez la malade, en rien
d'essentiel, du bâillement physiologique.
Vous savez ce qu'est celui-ci: ce n'est autre
chose qu'une longue et profonde inspiration,
presque convulsive, pendant laquelle il se
produit un écartement considérable
de la mâchoire, souvent avec flux de
salive et sécrétion de larmes, -
phénomènes sur lesquels Darwin
insiste particulièrement, - et suivi
d'une expiration également
prolongée et bruyante. Physiologiquement,
on assure que c'est un acte automatique
nécessite par un certain degré
d'anoxémie, un besoin d'hématose
des centres nerveux. Tantôt le
bâillement est simple, tantôt il est
suivi ou s'accompagne de pandiculations,
c'est-à-dire de contractions musculaires
presque générales.
-
-
- Eh bien, ce n'est pas tant par
l'intensité que par sa
répétition presque incessante que
le bâillement, chez notre malade,
s'éloigne de l'état normal, on
peut même dire que chez elle les
bâillements se montrent relativement
modérés dans leur
intensité, qu'ils ne s'accompagnent par
exemple, habituellement pas de pandiculations et
presque jamais - cela arrive cependant
quelquefois - d'une sécrétion de
la salive ou des larmes.
-
- Vous avez sans doute prévu,
après ce que je viens de vous dire, que
nous sommes ici dans le domaine de
l'hystérie, et il n'est pas sans
intérêt de relever une fois de plus
cette régularité
singulière, ce rythme qui, chez notre
malade, marque le retour des bâillements:
rythme et cadence, voilà un
caractère propre à nombre de
phénomènes hystériques, et
bien des fois j'ai saisi l'occasion de vous le
faire remarquer. Dans la chorée
rythmée, en particulier, il est si
accentué qu'un maitre de ballet pourrait
noter et écrire les mouvements
étranges, souvent fort complexes,
qu'exécutent les malades lorsqu'ils sont
sous le coup de leur accès. Il y a
là, comme il est dit dans Hamlet, «
de la méthode, bien que ce soit de la
folie ». La toux, les mugissements, les
aboiements hystériques se prêtent
naturellement aux mêmes
considérations.
-
- Je crois bien qu'on peut affirmer que tout
bâillement, se reproduisant à des
intervalles réguliers, comme cela se voit
dans notre cas, est un phénomène
hystérique ; mais il ne faudrait pas
croire que tout bâillement morbide
quelconque soit nécessairement de cette
nature. Ainsi, M. Féré,
tout récemment, a publié dans la
Nouvelle Iconographie de la
Salpêtrière, numéro 4
(juillet et août 1888), un cas de
bâillements occupant les intervalles des
accès chez un épileptique.
-
- Je dois ajouter que le bâillement
pathologique, phénomène nerveux
par excellence, n'appartient pas exclusivement
à la catégorie des maladies
nerveuses proprement dites. L'ancienne
séméiologie s'attachait beaucoup
aux bâillements morbides
considérés comme signes
pronostiques dans les maladies aiguës:
ainsi, pour Roederer,
les bâillements survenant à la fin
de la grossesse devaient faire redouter la
fièvre puerpérale! Que dire des
bâillements chez les apoplectiques? Bien
qu'ils reproduisent, au milieu des
symptômes comateux un
phénomène qui, volontiers,
précède et suit le sommeil
naturel, je les croirais, en pareil cas, si j'en
juge par mon expérience propre,
plutôt de mauvais augure.
-
-
- À la vérité, toute
cette ancienne séméiologie du
bâillement me semble aujourd'hui bien
démodée; peut-être y
aurait-il intérêt à la
refaire. Pour le moment, j'ai voulu relever
seulement que tout bâillement pathologique
n'est pas nécessairement un
bâillement hystérique, et, à
ce propos précisément, je voudrais
signaler encore que le retour fréquent
des bâillements pendant les
périodes d'amorphinisme pourrait
contribuer à révéler
l'existence de la pratique
régulière des injections de
morphine chez un sujet qui, ainsi que cela
arrive plus souvent qu'on ne le pense, voudrait
tromper le médecin en la tenant
cachée. Mais il est temps d'en revenir au
sujet que nous avons sous les yeux. J'affirme
que le bâillement est chez elle un
phénomène hystérique: cela,
sans doute vous parait déjà fort
vraisemblable; mais il nous reste encore
cependant à démontrer
régulièrement qu'il en est
réellement ainsi.
-
- La question qui se présente à
nous en ce moment est celle-ci: le
bâillement est-il, chez notre malade, un
symptôme solitaire? En d'autres termes:
l'hytérie est elle, chez elle,
monosymptomatique, comme j'ai coutume de la dire
en pareil cas, c'est-à-dire
marquée, révélée
exclusivement par un symptôme unique,
à savoir, dans l'espèce. le
bâillement ? Cela pourrait être,
pareille chose arrive fréquemment pour la
toux, l'aboiement, le hoquet, les bruits
laryngés divers, tous
phénomènes connexes au
bâillement. Je dirai même que,
souvent, il paraît y avoir une sorte
d'antagonisme entre les phénomènes
d'hystérie locale, comme on les appelle
quelquefois, et les phénomènes
hystériques vulgaires, tels que:
hémianesthésie, ovarie, attaques
convulsives, etc.
-
- En pareil cas, il peut y avoir, parfois,
pour le diagnostic, des difficultés
vraiment sérieuses. Cependant, même
dans ces cas, la monotonie même des
accidents, leur retour systématique
à des intervalles mesurés,
toujours les mêmes, l'impossibilité
de les rattacher à une affection
quelconque, autre que la névrose
hystérique, et bien d'autres
circonstances encore qu'il serait trop long
d'énumérer, permettent presque
toujours de les reconnaître pour ce qu'ils
sont.
-
- Mais, chez notre sujet, nous ne
rencontrerons même pas les
difficultés auxquelles je viens de faire
allusion car, chez elle, les
phénomènes hystériques les
plus variés, les plus
caractéristiques se sont, en quelque
sorte, donné rendez-vous, de façon
à dissiper toutes les obscurités.
C'est ce qui ressortira de
l'énoncé que je vais faire de ce
qui me reste à dire concernant l'histoire
clinique de cette malade.
-
-
- Je vous rappellerai que notre jeune malade
est aujourd'hui âgée de dix-sept
ans. Considérons d'abord les
antécédents
héréditaires, car, ainsi que j'ai
eu bien souvent l'occasion de le
répéter, en matière de
pathologie nerveuse l'observation du malade
qu'on a sous les yeux ne saurait être
considérée que comme un
épisode; il faut la compléter, si
faire, se peut, par l'histoire pathologique de
la famille tout entière. Or, voici ce que
les investigations dirigées dans ce sens
nous font reconnaître: Père
inconnu; cela est déjà quelque
chose, car il n'est pas, moralement, tout
à fait normal d'abandonner un enfant dont
on est le père; quoi qu'il en soit,
voilà tout un côté de la
famille qui échappe à notre
étude - Rien à noter,
paraît-il, chez la mère, en fait de
phénomènes nerveux. Il n'en est
pas de même pour ce qui concerne la
sur de la malade. Il est même
très intéressant de relever, chez
celle-ci l'existence, vers l'âge de
dix-huit ans, d'un hoquet très tenace, de
longue durée. Hoquet et bâillement,
ce sont là, remarquez-le bien, des
phénomènes de la même
série.
-
- Les antécedents personnels sont plus
riches: si, en effet, on remonte dans le
passé, on peut dire que les accidents
nerveux d'aujourd'hui ne sont, en quelque sorte,
que la réédition, sous une forme
nouvelle, d'accidents antérieurs.
-
- De trois à huit ans, elle a donc
été fort précoce sous ce
rapport, elle a été sujette
à des attaques de nerfs
accompagnées de perte de connaissance.
Ces attaques se reproduisaient quelquefois
presque sans cesse et sans trêve pendant
une période de vingt-quatre heures.
Evidemment, il s'agissait là non pas
d'attaques comitiales, mais bel et bien
d'attaques hystériques de la grande forme
hystéro-épilepsie. Une affection,
désignée sous le non de
chorée, a paru également vers
cette époque et elle a occupé la
scène pendant trois mois. De l'âge
de neuf ans jusqu'à l'époque
présente, les troubles nerveux s'effacent
complètement. Ils ont reparu en mai
dernier, sans cause spéciale apparente,
sous la forme suivante: ce fut d'abord un
enrouement bientôt suivi d'une toux
sèche presque incessante pendant la
veille et s'arrêtant seulement pendant le
sommeil pour reparaître le matin
dès le réveil. Les nuits, du
reste, étaient fort agitées et
plusieurs fois la malade s'est
réveillée à terre hors de
son lit. Puis apparurent les premiers
bâillements qui d'abord,
alternèrent avec les quintes de toux
(Voir les figures 1, 2, 3, 4), et ensuite
régnèrent seuls se
répétant alors environ huit fois
par minute. Depuis le mois d'octobre, les choses
se sont réglées ainsi qu'il suit:
quatre par minute se reproduisant avec cette
régularité sur laquelle j'ai
déjà appelé votre
attention.
-
- Il n'y a pas longtemps que les
phénomènes de l'attaque convulsive
vulgaire sont venus se surajouter aux
bâillements et je dois vous
prévenir que je ne considère pas
cette intervention de l'attaque convulsive comme
marquant un empirement dans la situation. Je
vous ai déjà laissé
entrevoir que la toux comme le bâillement
hystériques ne sauraient, en
général, coexister avec l'attaque;
l'un exclut l'autre jusqu'à un certain
point. Et, à tout prendre, les
phénomènes de l'hystérie
convulsive vulgaire, régulière,
sont bien moins tenaces, moins inaccessibles que
ne le sont dans leur monotonie
désespérante, la toux, l'aboiement
et aussi le bâillement. Il s'agit
là, en somme, d'un de ces cas où
il avantage si faire se pouvait, ainsi que la
bien montré M. le Pr Pitres, à
favoriser le développement des attaques,
dans l'espoir de changer le cours des choses et
de rendre la maladie,dans son ensemble, plus
accessible à influence des moyens
thérapeutiques.
-
-
- Pour le moment, les attaques, chez notre
sujet, sont, en quelque sorte, à
l'état rudimentaire. Tout à coup
la malade ressent des étouffements, il
lui semble qu'une boule lui monte du creux
épigastrique à la gorge; puis
surviennent des bourdonnements d'oreilles, des
battements dans les tempes. Il est
intéressant de remarquer qu'au moment
où ces phénomènes
apparaissent, les bâillements cessent,
momentanément (antagonisme entre les
attaques et les bâillements). Souventl es
choses ne sont pas poussées plus loin;
cependant quelquefois il y a rigidité
convulsive des membres, perte de connaissance
qui peut durer un quart d'heure et plus.
Souvent, la malade, après les attaques,
tombe dans un profond sommeil. Voilà
certes une série d'accidents qui, au
premier chef, révèlent
l'hystérie. Mais ce n'est pas tout: les
stigmates permanents sont, chez notre sujet,
parfaitement accentués et
caractéristiques. Je me bornerai à
en faire l'énumération sommaire
:
-
- 1°) Anesthésie cutanée
très accentuée sur toute
l'étendue du membre supérieur
droit, répandue sur le tronc en avant et
en arrière, comme il est indiqué
sur la figure no 6 (A. B.);
- 2°) Abolition presque absolue du
goût et de l'odorat des deux
côtés;
- 3°) Diminution de la sensibilité
pharyngée;
- 4°) Dyschromatopsie du
côté droit: le rouge et le jaune
sont seuls perçus nettement;
- 5°) Enfin il existe un
rétrécissement du champ visuel
à peu près égal des deux
côtés (fig 8 et 9)
-
- Inutile d'insister: il est clair que les
accidents divers que présente notre
malade sont hystériques et que tout, chez
elle, est hystérique. Quel pronostic dans
ce cas? Il y a des ressources: à un
âge plus avancé, chez la femme,
l'hystérie accentuée est beaucoup
plus tenace, plus persistante, quelques fois
incurable. Je me réserve de vous exposer,
dans une autre occasion, le traitement que dans
ce cas, je me propose de mettre en oeuvre;
actuellement, je veux diriger votre attention
sur un autre côté de la
question.
-
- voir malade
n°2
- voir
d'autres observations de JM Charcot
citées par RF Trautmann
- Traité
clinique et thérapeutique de
l'hystérie d'après l'enseignement
de La Salpêtrière
1895
-
- Note sur le
bâillement Ch Féré
1905
- Comptes-rendus de la
société de biologie (Paris)
1905;2:11-12
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-
- biographie
de JM Charcot
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