- Avant 1888, il avait rarement
été fait mention dans la science
des rapports que le bâillement pouvait
affecter avec l'hystérie. Les connexions
qui les unissent ont bien déjà
été relatées, à des
époques différentes, par quelques
auteurs, mais aucun travail sérieux
n'avait encore paru à ce sujet lorsque
Charcot
(leçons du
mardi de La Salpétriêre) remet
au jour une observation datant de 1846
signée Coursserant,
parue le 10 octobre dans la Gazette des
Hôpitaux; il publie lui-méme une
série de cinq observations
d'hystériques ayant
présenté des crises de
bâillements. Cependant, dans l'histoire de
la médecine, nous avons pu recueillir
plusieurs autres observations très
intéressantes. Le mot hystérie, il
est vrai, n'y est point prononcé, par les
auteurs; nous ne nous en étonnerons
point, si nous considérons
l'époque à laquelle ils ont
écrit. Du reste, de la plupart de ces
observations, le stigmate hystérie se
dégage, plus ou moins nettement. Nous
ferons les citations dans leur ordre
chronologique et résumerons en dernier
lieu les observations de Coursserant et de
Charcot.
- Observation I (Hchstteteri rari
obs. med)
- Une jeune fille de quatorze ans n'avait pas
encore été réglée,
et, tous les jours, à quatre heures de
l'après-midi, elle éprouvait des
bâillernents très fréquents,
très pénibles, et suivis de divers
accidents morbifiques. Nous ne relevons à
la vérité rien de certain au point
de vue hystérique; il nous a
été impossible de trouver quels
étaient ces divers accidents morbifiques
dont parle l'auteur. Cependant, il s'agit de
véritables crises de bâillements,
crises périodiques et apparaissant
seulement le jour; ces deux points
méritent de fixer notre attention.
- Observation II (Riedlini lineae
mediae, anni 1695, mensis novemb)
- Une demoiselle de vingt-deux ans, à
la suite d'un retard de règles, devint
athsmatique, au point qu'on
désespérait de sa vie. La
respiration reprit son état naturel, et
la malade fut atteinte de bâillements si
considérables, que la mâchoire
inférieure en fut plusieurs fois
luxée. Les antispasmodiques
remédièrent à cet accident,
mais la malade ayant bu un peu de vin, il lui
survint un rire convulsif qui cessa en mêm
temps que l'excitation que le vin avait
apportée. Il est légitime de
penser que le rire précédent
constitue une attaque convulsive de rire
hystérique. La malade qualifiée
d'athsmatique n'a-t-elle pu faire des accidents
hystériques pulmonaires toujours
très alarmants, ce qui justifierait les
craintes qu'ont inspirées ces accidents
respiratoires? D'ailleurs, ils ont disparu
complètement et ont été
remplacés par des crises dc,
bâillements. Ne s'agit-il pas là
d'une hystérique ayant eu tour à
tour des convulsins de fou rire, de
dyspnée et de bâillements ?
- Observation III (Journal de Leroux et
Corvisart, 1804.)
- Ce journal rapporte le cas d'une jeune fille
chez laquelle le bâillement se renouvelait
au point de ne laisser à la malade aucun
instant de rémission. Ici,
l'intensité, l'absence de
rémission des bâillements
rapprocheront seules les bâillements
précédents des bâillements
hystériques.
- Observation IV (Bellenand, Journal de
médecine1812)
- Une jeune fille éprouvait depuis
près d'un an un goût extraordinaire
pour le pain et en faisait pour ainsi dire son
unique aliment, lorsqu'elle fut attaquée
d'un bâillement si fréquent qu'elle
semblait ne fermer la bouche que pour la rouvrir
immédiatement après. Une tisane et
une potion antispasmodique ne produisirent aucun
effet; un laxatif diminua la force et la
fréquence des bâillemnts et ils
disparurent presque entièrement à
la suite d'un vomitif, que l'état de la
semblait d'ailleurs indiquer; mais ils revinrent
peu de jours après au même
degré; on réitera alors le
vomitif; la secousse fut plus forte que la
première fois et la jeune malade
guérit sans récidive. Il serait
aussi légitime de penser ici à des
bâillementsd'origine hystérique.
Cependant la guérison à deux
reprises consécutives, à la suite
d'un simple vomitif, n'est-elle pns un indice de
la nature névropathique de ce
bâillement ? Les mêmes
réflexions que précédemment
peuvent s'appliquer à l'observation
suivante.
- Observation V (Jolly) Jolly (1829)
cite le cas d'une dame qui éprouva
plusieurs fois, pendant plusieurs jours de
suite, et sans interruption, tous les tourments
du bâillement, comme
phénomènes précurseurs
d'une crampe de l'estomac. Nous n'aurons pas,
dans les observations suivantes, à
discuter le diagnostic de l'hystérie;
nous les exposerons en résumé et
verrons ensuite quelles conclusions nous pouvons
en tirer au point de vue des rapports du
bâillement avec l'hystérie.
- Observation VI (Coursserant,
Gazette des Hôpitaux, 10 octobre
1846.)
- Mlle X..., exerçant la profession de
bonne d'enfants, âgée de dix-huit
ans, non encore réglée,
présente tous les caractères d'un
état chlorotique assez avancé. Le
26 mai, elle fut prise à onze heures du
soir d'un besoin irrésistible de
bâiller qui persista deux heures; la nuit
fut calme, mais, le lendemain matin, les
mêmes désordres fonctionnels
reparurent de sept heures à dix heures,
de deux heures à sept heures et de onze
heures à deux heures. A dater du
troisième jour de l'invasion de la
maladie, le bâillement devint continuel et
ne laissa plus de repos à la malade, que
les courts instants qu'elle consacrait à
ses repas ou au sommeil, car il cessait
aussitôt que la malade prenait des
aliments ou qu'elle se couchait dans son lit. Le
2 juin, la malade vint réclamer des
soins; aucune lésion matérielle
appréciable n'existait dans les organes.
J'attribuai donc tous ces accidents à la
chlorose dont l'aménorrhée
elle-même pouvait fort bien n'être
que la conséquence. Les
prépavations de fer, de valériane,
d'assa-foetida associées de
différentes manières parurent
apporter un léger soulagement mais elles
furent impuissantes à arrêter le
bâillement, jusqu'à ce, qu'enfin
les règles étant apparues, le 14
juin, tout sembla rentrer dans l'ordre. La jeune
malade perdit beaucoup de sang et pendant les
sept jours que durèrent les menstrues, il
yeut cessation complète de tous les
accidents; mais à peine furent-elles
supprimées que le bâillement
reparut, accompagné de douleurs assez
vives à l'épigastre: des
cataplasmes saupoudrés
légèrement de moutarde furent
appliqués sur cette région et
calmérent la douleur. L'éther, le
musc et les bains froids furent associés
aux moyens déjà conseillés
et produisirent peu d'effet. La malade ayant
avalé un jour un verre d'eau à la
place, le bâillement cessa à
l'instant même; il y eut une
rémission complète pendant
quelques jours. La maladie ayant reparu, le
même moyen arrêta le
bâillement, mais au bout de quelques
minutes la jeune fille eut une attaque
d'hystérie qui dura une heure environ.
Bientôt, les attaques se
multiplièrent tellement qu'on en compta
jusqu'à quatre par jour. Tous les moyens
déjà indiqués furent
continués, et les attaques devenues moins
fréquentes ne se montrèrent
qu'à des intervalles assez
éloignés; cependant le
bâillement persiste depuis trois mois; les
règles ne paraissent pas et la malade qui
a déjà consulté plusieurs
médecins, se trouve toujours dans le
même état.
- Observation VII (Résumé
de l'observation I de Charcot)
- Jeune fille de dix-sept ans;
antécédents nerveux du
côté de sa mère et d'une
tante. Attaques convulsives depuis l'âge
de trois ans. Chorée à huit ans. A
quatorze ans, enrouement et toux quinteuse
continuelle disparaissant la nuit. Injections
sous-cutanées d'éther. Au bout
d'un certain temps, la toux et l'enrouement
disparaissent. Un mois après, apparition
d'un bâillement continuel, avec quintes de
toux de temps à autre. Anorexie qui cesse
en quinze jours, mais les bâillements
continuent, ne cessant que pendant le sommeil.
La respiration ne s'effectue, pendant quelques
minutes, que par bâillements
entrecoupés de quintes de toux, ou par
bâillements seuls. Ces bâillements
sont simples : inspiration bientôt suivie
d'une expiration brusque, ou composés de
deux on plusieurs mouvements inspiratoires,
successifs, séparés par une
inspiration incomplète. Stigmates
permanents d'hystérie. Les règles
régulières jusque-là,
depuis l'âge de treize ans, ont disparu
depuis trois mois. La santé n'a pas
souffert. Des crises se produisent tantôt
sans bâillements tantôt avec
bâillements, ceux-ci
précédés des
phénomènes d'aura ordinaire:
sensation de boule, bourdonnements d'oreilles,
etc. Avec le temps, les bâillements
diminuent de fréquence et, six mois
après le début de la maladie, la
jeune fille sort à peu près
guérie, les bâillements ne revenant
qu'à de longs intervalles. Le traitement
a consisté en électrisation
statique, hydrothérapie et
préparations ferrugineuses à
l'intérieur.
- Observation VIII (Résumé
de l'Observation II de Charcot,)
- Malade âgée de vingt-cinq ans;
troubles utérins. Mère ayant eu
des crises hystériques. Elle-même a
souffert de violentes douleurs abdominales
depuis l'apparition de ses règles. A
l'examen, la malade présente des signes
d'hystérie. Depuis trois mois, elle
bâille toute la journée, environ
douze fois par minute,
régulièrement. Quand les
bâillements sont incomplets, la malade est
fatiguée ; au contraire, un large
bâillement la soulage.
- Observation
IX (Résumé de l'Observation
III de Charcot.)
- Jeune fille de vingt-trois ans.
Antécédents
héréditaires chargés au
point de vue nerveux, du côté
paternel et maternel. Crises nerveuses depuis
l'âge de douze ans. À vingt-deux
ans, deux sortes de crises, les unes simples,
les autres avec bâillements. Les
premières reviennent deux à trois
fois par mois, précédées de
vives douleurs de tête. Les secondes
surviennent très fréquemment
à chaque contrariété:
sensation de boule puis bâillements
convulsifs et incoercibles pendant une
demi-heure; ensuite mouvements rythmiques et de
salutation ; et enfin, deuxième
série de bâillements aussi
fréquents que les premiers, mais
n'empêchant pas la malade de vaquer
à ses occupations. La malade fut d'abord
soignée à la
Salpétriêre par
l'hydrothérapie, dans le service de M. le
Dr Joffry; six mois après, elle sort; les
crises nerveuses n'étant pas
guérie, la malade eut l'idée
d'aller consulter le zouave Jacob. Elle se
rendit chez cet individu quatre fois. A la
quatrième fois, il pavint, dit-elle,
à l'endormir, mais, à la suite de
cette séance, elle eut une grande crise
de nerfs, pendant laquelle se
manifestèrent pour la première
fois les bâillements incoercibles.
- Observation X (Résumé
de l'observation IV de Charcot)
- Jeune fille agée de dix-neuf ans.
Père et mère rhumatisants; soeur
morte, ayant eu des attaques; frère
intelligent. Règlée assez
régulièrement, peu abondamment en
dernier. Depuis un an, surmenage: veilles,
pendant lesquelles elle bâillait, mais
d'une façon normale. Plus tard, les
bâillements deviennent une vraie
infirmité; ils prennent la malade parfois
le matin à huit heures, mais
généralement vers huit heures du
soir; ils sont très longs et la malade ne
peut les arrêter; ils sont
précedés d'une aura: elle sent sa
poitrine se serrer, une boule qui remonte
à la gorge et l'étouffe; en
même temps elle a des bourdonnements et de
sifflements dans les oreilles; les tempes
battent avec force. A ce moment, elle
éprouve à l'épigastre une
douleur plus ou moins violente, avec sensation
d'une poche énorme faisant glou-glou et
lui semblant remplie de liquide.
Bâillements répétés,
impossible à arrêter et durant
parfois une demi-heure et plus; en même
temps, elle est très
altérée. Ces crise la prenant
généralement deux ou trois fois
par semaine, de six à huit heures du
soir. A la suite du bâillement survient
une attaque convulsive avec tremblement de la
machoire s'étendant jusqu'aux mains et
aux muscles inférieurs. Elle dit
même avoir plusieurs fois perdu
connaissance. A l'examen, quelques légers
stigmates d'hystérie.
- Observation XI (Résumé
de l'Observation V de Charcot.)
- Jeune femme, trente ans. Père mort,
rhumatisant, mère nerveuse; une
grand-mère morte de paralysie. La malade
est d'un tempérament lymphatique; dans
l'enfance, a eu la coqueluche, la rougeole (deux
ou trois fois?) un zona (?).
Réglée à douze ans, assez
régulièrement. Caractère
violent et emporté. Emotive et
impressionnable. Flueurs blanches très
abondantes. Depuis longtemps déjà
elle éprouve de petites pertes de
connaissance soit spontanées, soit
provoquées par une
contrariété ou une émotion.
A peu près à la même
époque où ont commencé ces
pertes de connaissance, elle s'est mise à
bâiller d'une façon anormale,
convulsivement et sans raison. Elle bâille
parce que, dit-elle, elle éprouve une
sensation d'étouffement qui la force
à faire de grandes inspirations en
ouvrant la bouche. Elle sent comme une boule qui
lui remonte de l'estomac dans la gorge et
l'étouffe.
- Observation XII (Publiée par
G. Guinon.)
- Aux observations précédentes
nous pouvons ajouter le cas d'une jeune fille,
la nommée M. Char..., qui se trouvait
dans la même salle que la malade de
l'observation III de Charcot, et en même
temps qu'elle. C'était une
hystérique vulgaire, à grandes
attaques à forme de somnambulisme
nocturne, qui se mit, sous l'influence de la
contagion, à imiter les crises de
bâillements sans perte de connaissance de
sa voisine. A l'une de ses premières
crises, elle se luxa la mâchoire et resta
la bouche ouverte, hurlant de peur, tandis que
l'on courait chercher l'interne de garde.
Pendant quelque temps, elle se luxa ainsi la
machoire à toutes ses crises, et on
était obligé de la lui
réduire plusieurs fois par jour. Puis,
peu à peu, ses articulations
temporo-maxillaires s'habituèrent
à ce rnanège et, à chaque
bâillement, la luxation s'effectuait; la
malade faisait un effort de ses muscles
releveurs de la mâchoire et le condyle
reprenait de lui même sa place dans la
cavité glénoïde, avec un
claquement sec qui s'entendait à
distance. Cependant ces crises de
bâillement prirent par la suite une telle
intensité que les articulations finirent
par s'enflammer et un gonflement survint avec de
la fièvre et des douleurs
épouvantables à chaque crise. On
fut obligé de maintenir la malade
engourdie pendant plusieurs jours sous
l'influence du chloral et de la morphine
à hautes doses. A la suite de ce
traitement, les crises cessèrent et ne se
reproduisirent plus par la suite.
- Si nous jetons un coup d'oeil d'ensemble sur
les rapports des bâillements avec
l'hystérie, nous sommes tout d'abord
frappé de leur rarété
relative. Dans cette névrose, puisque ces
quelques observations sont à peu
près les seules relevées, il est
un premier point qui se dégage de leur
lecture: ce qui caractérise les
bâillements hystériques c'est leur
production sous forme de crise, leur
persistance, leur répétition
extrêmement fréquente dans un temps
très court, à tel point que
Charcot pense qu'on peut presque, dans ce cas
affirmer le caractère hystérique
de ces bâillements avant d'avoir decouvert
un autre stigmate de la maladie. C'est
également cette fréquence qui
différencie les bâillements de
bâillements physiologiques, mais il est
d'autres points divergents que signale Gilles de
la Tourette: le peu de profondeur de l'acte bien
que l'écartement des machoires soit
porté au maxium. Ce n'est cependant une
règle que si les bâillements sont
répétés, quand la
respiration ne s'effectue que par une
série de convulsions: lorsque le
bâillement est unique, il peut être
profond; dans quelques circonstances il avorte
même, comme à l'état normal,
et dans ce cas la sensation de soulagement n'est
pas perçue. Enfin, que le
bâillement soit large ou bref, il entraine
rarement avec lui la sécrétion de
larmes ou des pandiculations (Charcot). Les
observations précédentes nous
apprenent que les femmes, les jeunes femmes
surtout, sont particulièrement
prédispoées à ces
accidents; il n'est fait mention d'aucun homme,
d'aucune malade ayant dépassé
trente ans. Nous voyons aussi que les crises
surviennent pendant le jour, pendant la veille
plutôt, et que le sommeil les interrompt
toujours; elles n'apparaissent jamais au milieu
des repas et tendent à disparaître
si l'esprit est vivement fixé. Mais
essayons de nous rendre un compte exact de la
place qu'occupent les bâillements dans
l'ensemble des phénomènes
hystériques. Avec Gilles de la Tourette,
nous distinguerons trois cas:
- 1°) La crise de bâillements est
la manifestation la plus importante de la crise
d'hystérie.
- 2°) Les attaques convulsives
surviennent après les bâillements,
qui en représentent alors la
période tonique.
- 3°) Les attaques convulsives et les
attaques de bâillements alternent sans se
confondre.
- Le bâillement a donc une haute
importance dans l'hystérie, qu'il en soit
la note dominante ou qu'il alterne avec les
autres manifestations ordinaires. Il peut aider
au diagnostic dans certaines circonstances,
à défaut d'autres stigmates
précis d'hystérie. Tels sont les
faits qui ont été mis en
lumière par Charcot et que nous nous
sommes efforcé de faire ressortir dans ce
chapitre. Nous dirons en terminant quelques mots
du traitement. Il parait naturel d'avoir
recours, dans le cas de bâillements
hystériques, aux moyens employés
couramment pour enrayer les accidents
hystériques ordinaires: nous voulons
parler de la suggestion. M. le Prof
agrégé Le Dantec, ayant à
traiter une jeune malade atteinte de
bâillements incoercibles de cette nature
eut l'idée de lui donner à sucer
des pilules de quinine. Il lui affirma qu'au
moment où elle aurait dans la bouche un
goût prononcé d'amertume, les
bâillements disparaitraient. Deux jours de
cette médication amenèrent une
amélioration notable; en une semaine,
tous les symptômes avaient disparu pour ne
plus revenir.
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