Quel est le point commun entre la contagion du
bâillement et la Déclaration universelle des
droits de l'Homme ? Ils expriment tous deux l'empathie,
capacité à se mettre à la place
d'autrui. Je sais, le bâillement comme signe
précurseur de la Déclaration des droits de
l'Homme, ce n'est pas immédiat, et c'est
peut-être sacrilège. Mais attendez les
explications...
Partons du bâillement. Tous les
mammifères le pratiquent. Mais comme un plaisir
solitaire. Seul l'Homme a hissé le
déboîtement de mâchoire au rang
d'activité contagieuse et collective ( pensez-y
très fort, vous allez bien finir par bailler... ).
" Même chez les singes, le bâillement n'est
pas communicatif ", affirme Bertrand Deputte,
primatologue au CNRS de Paimpont, en Bretagne. À
quoi il sert, on ne sait pas trop... On a dit que, sous
l'effet de la fatigue, la respiration était moins
fréquente, et que bâiller permettait de
récupérer rapidement un grand bol d'air.
Mais des mesures en labo ont balayé cette rumeur.
Le bâillement agirait plutôt comme un
"étirement", une sorte de décontraction
générale.
Le bâillement contagieux est le propre
de l'homme
Imaginons nos ancêtres, tapis au fond d'une
grotte, une nuit d'hiver, le vent et les ours mugissant
à l'entrée. Le bâillement devait
inviter la communauté à se serrer les
flancs dans un réchauffement salvateur. Mais
alors, pourquoi chez les babouins, qui ont le même
besoin de chaleur animale, le bâillement n'est-il
pas contagieux ? Il y a donc autre chose. De l'imitation
? Peut-être... Mais pas du genre qui consiste
à copier les tics du chef ou à se plier au
conformisme dominant. Elle serait plutôt à
mi-chemin entre une activité sociale ( chanter en
groupe pour se réchauffer... ) et un acte purement
réflexe ( hurler si on vous écrase le
pied... ).
Selon Bertrand Deputte, bâiller par contagion
traduirait "l'envie subconsciente de s'harmoniser
à l'état physiologique de l'autre". Ce qui
sous-tend la capacité à élaborer,
plus ou moins consciemment, des conjectures sur ce que
ressent votre voisin : ce qu'on appelle l'empathie. Et
ça, c'est de l'humain pur jus, car "rien ne permet
de penser qu'un animal peut se mettre dans la tête
d'un autre". On peut même dire que le
bâillement illustre toute l'histoire de
l'évolution. Chez la plupart des
mammifères, il ne fait que suivre le cycle du
sommeil : on bâille au réveil et c'est tout.
Avec les primates entrent en jeu les premiers facteurs
sociaux : " Ils bâillent souvent après une
activité qui augmente leur vigilance, comme une
bagarre ou une copulation. " Et enfin, chez l'Homme,
vient l'aspect contagieux, archaïque manifestation
du désir d'empathie avec son prochain. Autre
argument qui va dans ce sens : l'enfant ne répond
au bâillement d'autrui qu'à partir de deux
alors ( alors que seul il bâille même dans
l'utérus ). Or c'est justement à cet
âge qu'il se reconnaît dans un miroir,
exprimant ainsi la conscience de soi ! Et de la
conscience de soi à celle des autres, il n'y a
qu'un pas...
Donc, revenons à la Déclaration des
droits de l'Homme. Si je condamne l'arrachage des ongles,
c'est que, même sans l'avoir personnellement
expérimenté, je peux m'identifier à
celui qui le subit. Autrement dit, c'est l'empathie qui
constitue le socle mental de tels principes. Et la
contagion du bâillement montre que ce substrat ne
va pas à l'encontre de je ne sais quels principes
"naturels" d'égoïsme et de domination, mais
qu'il est au contraire profondément ancré
dans la spécificité humaine.
Le bâillement s'allongeait tout au long de ma
colonne vertébrale, il enfonçait ses
racines dans le bas du dos, et de toutes mes forces
j'essayais de l'extraire. J'ouvrais grand la bouche, je
tendais les muscles : j'étais une sorte de tube de
dentifrice qu'on presse pour le vider. Mais le
bâillement restait en moi. C'était comme un
léger chatouillement. Lorsque je bougeais, les
muscles se caressaient les uns les autres, se pressaient
et du bâillement en sortait. J'avais des litres de
bâillements dans les os, dans les muscles. Quelque
chose tirait ma tête en arrière et je
gonflais la poitrine. Il me semblait alors qu'une fleur
me poussait sur le dos.
Ca se passe dans la savane, à l'heure la plus
chaude de la journée. Deux hippopotames sont dans
un étang. Il faut chaud, très chaud. On ne
voit que le dessus de la tête des hippopotames, qui
daignent agiter leurs oreilles de temps en temps pour
faire fuir la myriade de mouches qui bourdonnent autour
d'eux. C'est de toutes façons peine perdue, il y a
trop de mouches, et les hippopotames le savent, vu le peu
de conviction avec laquelle ils effectuent ces
mouvements. Mais il fait si chaud que tout mouvement
semble une victoire sur soi même.
Tout-à-coup, l'un des hippopotames soulève
lentement sa tête hors de l'eau, part d'un
formidable baillement comme seuls savent les faire les
hippopotames, baillement qui expose une mâchoire
impressionnante. Ce baillement terminé, il se
tourne lentement vers l'autre et lui dit: C'est marrant,
j'arrive pas à me faire à l'idée
qu'on est déjà jeudi.