- L'
Académie des Jeux floraux est une
société littéraire
fondée à Toulouse au Moyen
Âge, sans doute la plus ancienne du monde
occidental, en 1323, lors de la venue à
Toulouse de Charles IV le Bel, dernier des
capétiens directs.
-
- Oui, Messieurs, c'est trop vrai; l'appel est
entendu;
- Mon pauvre esprit se trouble et reste
suspendu,
- Redoutant votre arrêt, et n'osant s'y
soustraire !..
- Dès qu'lsaure convoque au banquet
littéraire,
- Sous peine de passer pour rebelle ou pour
sot,
- Chacun doit à son tour apporter un
écot.
- Voici le mien.... Hélas! c'est une
oeuvre d'urgence;
- Qui, sans la mériter, réclame
l'indulgence;
- Mélange improvisé de traits,
de tons divers;
- Bizarre mosaïque, en quatre ou cinq
cents vers!!...
- Mais déjà j'aperçois
s'allonger maint visage;
- Quelques chuchotements de sinistre
présage
- M'ôtent jusqu'à l'espoir d'un
favorable accueil;
- Plus d'un membre s'apprête à
quitter son fauteuil!...
-
- Entendre cinq cents vers,
débités d'une haleine! .....
- Bourreau! nous allons tous succomber
à la peine!
- Cinq cents vers , dites-vous !... quelle
imposition !
- Mais c'est de quoi troubler notre
digestion!
- N'entendez-vous donc pas l'écho qui
vous répète
- (Du sentiment commun trop fidèle
interprète)
- Votre front est ridé, vos cheveux
blanchissants
- Solve senescentem; de la prose et du sens!
....
-
- Chers Confrères, de gräce,
arrêtez vos murmures;
- Je serai raisonnable, et ferai des
coupures;
- D'ailleurs , ici chacun se doit
exécuter
- Je suis tenu de lire, et vous de
m'écouter;
- Académiciens, on sait notre
courage;
- Nous en avons naguère enduré
davantage !...
-
- Le sujet du Poème est neuf
assurément;
-
- C'est... - Voyons.-Devinez.- Quoi donc? -Le
Bâillement!
- Inspiré par la grippe, et fruit de
longues veilles! ....
- Voici comme il débute; ouvrez bien
les oreilles ! ....
-
- Je chante, non Achille et sa noire
fureur;
- Non le pieux Enée infidèle et
pleureur;
- La boucle de Belinde (« The rape of the
lock. » Pope.), en astre
transformée;
- Ni, pour un seau ( La Secchia rapita.
Tassoni.), la guerre à Bologne
allumée !...
- Je ne puis emboucher le clairon des
combats,
- Ni peindre en traits piquants le burlesque
et le bas ....
-
- Salut, ô Bâillement!
source de jouissance!
- Plaisir qui, chaque soir, à mon
gré prend naissance!
-
- Thème soporifique, il s'accorde
à ma voix;
- D'une Muse indolente il est le digne
choix!
-
- O Muse , éveille-toi ! ranime mon
vieil âge;
- Fais d'un triste cerveau jaillir le
badinage:
- Qu'il ressente une fois l'haleine du
printemps Et puis dorme engourdi sous les glaces
du temps!
-
- J'ose du Bäillemeni
célébrer l'origine;
- Au monde mal instruit prouver qu'elle est
divine:
- Un jour l'Altitonant , trop coutumier du
fait,
- Aigrement à Junon reprochait un
méfait
- Qui d'un mari mortel eût compromis la
gloire...
- Emporté par son ire, il remet en
mémoire
- Mainte légèreté, dont
l'Olympe se rit,
- Qu'en fidèle espion Mercure
découvrit.
- Le Dieu, qui n'avait pas mis un frein sur sa
langue,
- Outre toute mesure allongeait sa
harangue,
- Et même on eût pu craindre,
à la péroraison
- Qu'il ne la termninât par une
pendaison!!....
- La déesse accrochée eût
fait piteuse mine,
- Et subi de Vénus l'humeur railleuse
et
- Lors un beau désespoir lui
prêta son secours ....
- La conjugale bile ayant tari son cours;
- Jupiter, de la main qui lance le
tonnerre,
- Allait sur sa moitié décharger
sa colère;...
- Quand Junon, d'une bouche ouverte
largement,
- Fit partir en trois temps le premier
bâillement!...
- Bâillement de déesse; il
fut irrésistible,
- Long et contagieux, solennel et
risible;
- Toute la cour céleste en ressentit
l'effet;
- Le bras du grand Zeus tombe; il reste
stupéfait
- Si des cieux par un signe il ébranle
l'empire,
- Junon en fait frémir la voûte
d'un fou rire; ....
- Dans le ménage ainsi le pouvoir
partagé,
- On n'y vit plus dès lors de
débat engagé.
-
- Voilà, femme incomprise, un fait
incontestable,
- Enregistré dûment aux fastes de
la Fable;
- C'est un exemple à suivre; et du
tyran jaloux,
- Vous verrez à l'instant
s'éteindre le courroux.
-
- Du ciel le Bâillement descendu
sur la terre,
- D'un pôle à l'autre
étend sa vertu salutaire;
- Quelques docteurs pourtant (tout se nie
aujourd'hui),
- Sans remonter si haut, le font fils de
l'Ennui;
- Né pour remédier au mal que
fait son père,
- Il relâche des nerfs l'étreinte
trop sévère;
- Pour calmer des vapeurs l'accès
capricieux,
- Le beau sexe en connaît le secret
précieux.
-
- Hélas! il est des jours dans cette
pauvre vie,
- Où des horreurs du spleen notre
âme est poursuivie;
- Par un rude labeur, trop d'application,
- L'esprit est affaissé, le corps sans
action;
- Un malaise inconnu les saisit, les oppresse
!...
- Le bâillement survient ....
Soudain la crise cesse ....
-
- O toi, dont le premier je chante les
bienfaits!
- En quels termes louer tes merveilleux
effets,
- Et ton aide assurée à
l'humaine faiblesse,
- Succombant sous l'ennui, le malheur, la
tristesse?
- Je veux en traits d'airain graver ton
souvenir,
- Et te faire honorer des Ages à
venir!
-
- Qu'il s'annonce avec bruit, qu'il surprenne
on silence,
- Le Bâillement à tous
fait sentir sa puissance;
-
- Philosophe, héros, nul ne s'en
raillera;
- Tout bâille en ce bas monde, a
bâillé, bâillera!
-
- Le roi sous les lambris de son splendide
Louvre,
- "Le pâtre en la cabane où le
chaume le couvre (Malherbe), »
- La carpe sous les eaux, le lion dans les
bois,
- Le dogue à nos foyers, le matou sur
les toits!
-
- Admirez dans les rangs de la foule
pressée,
- D'un profond bâillement
l'influence excercée !...
- Ces murmures plaintifs.., ces sons
entrecoupés! ....
- Spectacle varié, dont les yeux sont
frappés!
- Ici de haut en bas; plus loin de droite
à gauche,
- Mollement il balance une tête qui
hoche,
- Se penche, se redresse, oscille sans
effort,
- Et poussant un bruit sourd, reste fixe, et
s'endort!
- Des malveillants à tort ont voulu
faire croire
- Qu'un trop long bâillement
disloque la mâchoire;
- Non, gracieusement il veut
s'épanouir
- Par un lent hialus dont on aime à
jouir.
- Aussi de proche en proche il gagne, il se
propage,
- Comme un sourire court de visage en visage
!...
-
- Dans un affreux malheur des coeurs
désespérés
- En le voyant paraître, ont
été rassurés.
-
- Un homme est retiré des abîmes
d'un fleuve;
- Il laisse des amis, des enfants, une
veuve:
- O désolation! ô mortelles
douleurs!
- L'air retentit au loin de prières, de
pleurs!
- Par les plus prompts secours, l'amour et la
science,
- Cherchent à rappeler cette
chère existence;
-
- Vains efforts! Il est là, sans pouls,
sans mouvement.
- Les amis consternés
s'éloignent lentement;
- La tombe le réclame et le convoi
s'apprête; ....
- Sa femme d'un oeil fixe à l'observer
s'arrête;...
-
- Soudain, elle croit voir ses lèvres
s'entrouvrir;...
- Elle crie !... elle appelle! et chacun
d'accourir!
- On redouble de soins;... on prend à
l'espérance !
- Le ciel bénira-t-il tant de
persévérance? ....
- Quelque peu de chaleur parait être
excité ....
- On doute... on tremble... Il
bâille;
- il est ressuscité!!...
-
- Faut-il d'un importun abréger la
visite,
- Ou se débarrasser d'un fâcheux
parasite?
- Il suffit de bâiller à chaque
mot qu'il dit;
- Il part pétrifié, tout confus,
interdit;
- Et libre vous rentrez dans votre
solitude!...
- Porter un ennuyeux !... la charge est par
trop rude!
- Vous serez affranchi du plus lourd des
impôts,
- Si vous apprenez l'art de bâiller
à propos.
- Horace l'ignorait; s'il a craint pour sa
vie,
- Quand par un sot parleur sa route fut
suivie;
- Le salut était là; car, sans
tant batailler,
- Au nez de l'assassin il n'avait qu'à
bâiller!
-
- Ce Tyrcis doucereux qui soupire et
s'empresse,
- Fatigué d'encenser sa stupide
maîtresse,
- Met la main sur sa lèvre, et
bâille à chaque instant:
- Pour tromper son ennui la belle en fait
autant.
-
- Souvent d'un désoeuvré la
faconde odieuse
- Consume en verbiage une heure
précieuse;
- Le savant, qu'elle arrache à d'utiles
travaux,
- A force de bâiller recouvre son
repos.
-
- Climène hait d'un fat l'incessante
poursuite;
- Pour lui fermer la bouche et pour le mettre
en fuite,
- Qu'elle use contre lui du plus sûr
talisman;
- Il sera médusé par un long
bâillement !
-
- Muse, reprends haleine, et poursuis ta
carrière,
- Sans crainte d'épuiser cette riche
matière!
-
- Qu'un bavard vétéran, pour la
centième fois,
- Aux grands combats du Nil rabâche ses
exploits;
- Et, noyant l'intérêt dans un
flux de paroles,
- Assomme ses amis d'anecdotes frivoles:
- Quelle digue opposer à ce
débordement?
- Rien n'y fait, ni la toux, ni le
chuchotement!
- Chacun maudit tout bas sa langue et sa
mémoire !...
- Le bâillement survient et gagne
la victoire !..
- Hommage, gratitude au puissant
enchanteur:
- Il coupe le sifflet à
l'éternel conteur !...
-
- Souvent un pauvre élève, aux
arrêts, tout en transe,
- Subissant du Mentor la rude
remontrance,
- Se soulage en gémisssant, à
l'insu du bourreau,
- Un bâillement furtif, sous son
discret chapeau !...
-
- Quels ennuis, le dirai-je? assiègent
la tribune !
- Oui, l'éloquence même est
parfois importune
- D'un auditeur forcé qui ne plaindrait
l'état,
- Dans le cours prolongé d'un fatigant
débat ?
- Le député, cloué sur
son banc de détresse,
- Se tord! , en maudissant l'écrivain
de la presse,
- Qui se croit orateur: et toujours
assommant,
- Défile en chapelet un plat
raisonnement;
- Et, malgré des couteaux l'ordinaire
refuge,
- De mots creux, de vains sons fait pleuvoir
un déluge!!...
- Écoutons;... c'est la voix d'un
fougueux montagnard,
- Arborant sans pudeur son sanglant
étendard!
- Émule du chacal redemandant sa
proie,
- Il hurle, et sa fureur en cris sourds se
déploie !...
- A nos coeurs indignés quel doux
soulagement
- De lui lancer en face un bruyant
bâillement!
-
- Lorsqu'à tous les partis ce
harangueur mobile
- Se tourne sans grincer, girouette
docile,
- Défendant aujourd'hui, sur le ton le
plus lier,
- Ceux qu'avec violence il réprouvait
hier;
- Et du soleil levant adorateur quand
même,
- En un style embrouillé se
réfute soi-même;...
-
- Quand tel autre, abusant de sa
position,
- Outrage le bon sens, fausse la question
;...
- A l'heure du dîner, pérore et
se démène,
- Bravant des estomacs le murmure et la
peine;
- N'omet pas un feuillet de son lourd
manuscrit,
- Et se livre aux écarts du plus
vulgaire esprit!...
- Pauvre représentant! esclave
volontaire
- Du devoir imposé par un mince
salaire,
- Malheur! trois fois malheur! si contre ces
discours,
- De fréquents bâillements
ne te prêtaient secours !!
-
- Mais d'où vient,
Bâillement , que ton pouvoir
expire,
- Quand la Jugie, aux sons de sa pieuse
lyre,
- Nous transmet, en des vers sublimes et
touchants,
- Du Prophète royal les
poétiques chants?
-
- Quand Ducos, inspiré du Génie
homérique,
- Fait revivre chez nous la poésie.
épique;
- Chante du grand Raymond les malheurs, les
exploits,
- Et les vaillants combats de héros et
de rois
- Se disputant l'empire et les murs de
Toulouse,
- Dont la France est si fière et
l'Europe jalouse?...
-
- Lorsque, levant un front large et
majestueux,
- Roulant son éloquence en flots
impétueux,
- Feral de la chicane expose l'artifice,
- Fait triompher le droit, et trembler
l'injustice?
-
- Que Decampe, avec goût, sous des jours
tout nouveaux,
- Des écrivains fameux discute les
travaux
- Place sur leurs beautés
l'auréole éclatante,
- Et note leurs défauts d'une main
indulgente;
- Ou qu'Apôtre en la chaire, un orateur
sacré,
- Nous charme par son luth ou sa plume
à son gré ?..
-
- Souvent je t'ai vu fuir à la voix de
du Mège,
- Que le ciel a doué du rare
privilège,
- Comme artiste, savant, barde,
commentateur,
- Dans ses nombreux écrits d'attacher
le lecteur,
- Et d'avoir, éclairé par sa
sûre critique,
- Donné du Languedoc une histoire
authentique;
-
- Quand Barbot, méditant l'homme et sa
vanité,
- Dieu, le monde, le ciel, le temps,
l'éternité,
- Fait pénétrer la foi dans les
âmes sensées,
- Et grave en traits de feu ses profondes
pensées !....
-
- Et toi, dont l'esprit fin, brillant et
gracieux
- Peut élever si haut son vol
audacieux;
- Plus souvent enjoué, parfois grave et
sévère;
- Prosateur, ou Poête, et toujours
sûr de plaire:
- Non, jamais tu ne vis bâiller ton
auditeur!...
- Permets, au nom d'Isaure, une plainte
à mon coeur:
- Dans ma voix reconnais la voix de tes
confrères;
- Je ne suis que l'écho de leurs
regrets sincères.
- Ton aimable entretien, si vif et si
piquant,
- Dans nos réunions n'est pas assez
fréquent:
- (Notre Doyen doit être en tout notre
modèle),
- Sans parler de devoir, nous comptons sur ton
zèle;
- Viens, reviens; lis, relis; sois toujours
notre appui
- Contre l'invasion de l'enfant de
l'Ennui!!...
-
- Grâce à tes Mainteneurs,
heureuse Académie,
- (Malgré les quolibets d'une plume
ennemie,)
- Jamais le Bâillenwnt n'osa franchir
ton seuil;
- Tant Clémence avec soin
l'écarte du fauteuil
- Si le perfide rôde autour de ton
enceinte,
- On te verra toujours repousser son
atteinte.
-
- O précieuse Bouche ah I qui ne te
doit pas
- Les plaisirs les plus vifs que l'on
goûte ici-bas?
- Chacun des autres sens n'est que d'un seul
usage;
- Tu l'emportes sur tous par un triple
avantage:
- Mille fois on a peint ta fraîcheur, ta
beauté; ....
- Mais ton plus beau triomphe a-t-il
été chanté?...
- La Narine à flairer seulement peut
prétendre;
- Notre OEil ne sait que voir, et L'Oreille
qu'entendre : ....
- Oh! par toi, nous sablons le Champagne
mousseux;
- Nous goûtons de Strasbourg les
pâtés si fameux;
- Du canard limousin nous savourons le
foie!...
- Par toi d'un doux baiser la mère sent
la joie;
- La fille boude et cause , et l'homme est
orateur
- Sur tes lèvres on lit l'esprit et la
candeur !...
- Si nos fronts soucieux se couvrent d'un
nuage,
- Ton sourire si doux éclaire le
visage;
- Et pour tout réunir en un groupe
charmant
- C'est par toi qu'on jouit du divin
Bâilement !!!
-
- Quel vertige subit de mon esprit
s'empare?
- En de vagues pensers il se trouble, il
s'égare ;...
- Téméraire! pourquoi choisir un
tel sujet?
- Sur-moi-même il exerce un
léthargique effet:
- Je ne puis conjurer la force de ses charmes!
....
- La lutte est inutile:... il faut rendre les
armes ! ....
- Une torpeur étrange engourdit tous
mes sens!
- Et des vers du Poême il me reste deux
cents! ....
- Pardonnez..., prenez part au chagrin que
j'endure;...
- Ma langue se refuse à finir la
lecture I .....
- Sur mes veux clignotants s'abaisse un voile
épais!
- Le manuscrit m'échappe,.. et
bâillant je me tais!
|