- Car si aucuns, pour monstrer leur
esprit, ont pris à louër le
vomissement, autres la fiévre, et
quelques uns la marmite, et n'ont point eu faute
de grace, comme est il possible qu'une oraison
composee par un personnage, qui quoy que ce soit
semble, ou pour le moins est appellé
philosophe, ne donne aux auditeurs gracieux et
equitables quelque respit et quelque temps
à propos pour la louër? Ceux qui
sont en fleur d'aage, ce dit Platon, comment que
ce soit donnent tousjours des attaintes à
celuy qui est amoureux, et appellent ceux qui
sont blancs de couleur, enfans des Dieux: ceux
qui sont noirs, magnanimes: celuy qui a le nez
aquilin, royal: celuy qui est camus, gentil et
plaisant et aggreable: celuy qui est pasle, en
couvrant un peu ceste mauvaise couleur, ils
l'appelleront face de miel: car l'amour a cela,
qu'il s'attache et se lie à tout ce qu'il
trouve, comme fait le lierre.
-
-
- Mais celuy qui prendra plaisir à
ouir, s'il est homme de lettres, sera bien plus
inventif à trouver tousjours dequoy
louër un chascun de ceux qui monteront en
chaire pour declamer. Car Platon, qui en
l'oraison de Lysias ne louoit point l'invention,
et reprenoit grandement la disposition, encore
toutefois en louoit-il le stile et l'elocution,
pource que toutes les paroles y sont claires et
rondement tournees. Aussi pourroit on avec
raison reprendre le subject dequoy a escrit
Archilochus, la composition des vers de
Parmenides, la bassesse de Phocylides, le trop
de langage d'Euripides, l'inegalité de
Sophocles: comme semblablement aussi des
orateurs, l'un n'a point de nerfs à
exprimer un naturel, l'autre est mol és
affections, l'autre a faute de graces, et
neantmoins est loué pour quelque
particuliere force qu'il a d'emouvoir et de
delecter: au moyen dequoy les auditeurs ne se
sçauroit escuser, qu'ils n'aient
tousjours assez matiere de gratifiers, s'ils
veulent, à ceux qui font des
leçons ou des harangues publiques: car il
y en a, à qui il suffit, encore que lon
ne porte point tesmoignage de vive voix à
leur louange, de leur monstrer un bon oeil, un
visage ouvert, une chere joyeuse, et une
disposition et contenance amiable, et non point
fascheuse ne chagrine: ces choses-là sont
toutes vulgaires et communes envers ceux mesmes
qui ne disent du tout rien qui vaille: mais une
assiette modeste, en son siege, sans apparence
de dedaing, avec un port de la personne droict,
sans pancher ne çà ne là,
un oeil fiché sur celuy qui parle, un
geste d'homme qui escoute attentifvement, et une
composition de visage toute nette, sans
demonstration quelconque, non de mespris ou
d'estre difficile à contenter seulement,
mais aussi de toutes autres cures et de tous
autres pensemens.
-
- Car en toutes choses la beauté se
compose comme par une consonance, et convenance
mesuree de plusieurs bienseances concurrentes
ensemble en un mesme temps: mais la laideur
s'engendre incontinent par la moindre du monde
qui y defaille ou qui y soit de plus qu'il ne
fault mal à propos: comme notamment en
cest acte d'ouir, non seulement un froncis de
sourcil, ou une triste chere de visage, un
regard de travers, une torse de corps, un
croisement de cuisses l'une sur l'autre
mal-honneste, mais seulement un clin d'oeil ou
de teste, un parler bas en l'oreille d'un autre,
un ris, un
baaillement,
comme quand on a envie de dormir, un silence, et
toute autre chose semblable, est reprehensible,
et requiert que lon y prenne bien soigneusement
garde.
-
- Et ceux-cy cuident que tout l'affaire soit
en celuy qui dit, et rien en celuy qui escoute:
ains veulent que celuy qui a à harenguer
vienne bien preparé et aiant bien
diligemment pensé à ce qu'il doit
dire, et eux sans avoir rien propensé, et
sans se soucier de leur devoir, se vont seoir
là, tout ne plus ne moins que s'ils
estoient venus pour souper à leur aise,
pendant que les autres travailleroient: et
toutefois encore celuy qui va souper avec un
autre a quelques choses à faire et
à observer, s'il s'y veult porter
honnestement: par plus forte raison doncques,
beaucoup plus en a l'auditeur: car il est
à moitié de la parole avec celuy
qui dit, et luy doit ayder, non pas examiner
rigoureusement les fautes du disant, et peser en
severe balance chascun de ses mots, et chascun
de ses propos, et luy ce-pendant sans crainte
d'estre de rien recerché, faire mille
insolences, mille impertinences et incongruitez
en escoutant.
-
- Mais tout ainsi comme en jouant à la
paume, il faut que celuy qui reçoit la
balle se remue dextrement, au pris qu'il voit
remuer celuy qui luy renvoye: aussi au parler y
a il quelque convenance de mouvement entre
l'escoutant et le disant, si l'un et l'autre
veult observer ce qu'il doit. Mais aussi ne
faut-il pas inconsiderément user de
toutes sortes d'acclamations à la louange
du disant: car mesmes Epicurus est fascheux
quand il dit, que ses amis par leurs missives
luy rompoient la teste à force de
clameurs de louanges qu'ils luy donnoient: mais
ceux aussi qui maintenant introduisent és
auditoires des mots estranges, en voulant
louër ceux qui haranguent, disant avec une
clameur, Voyla divinement parlé: C'est
quelque Dieu qui parle par sa bouche: Il n'est
possible d'en approcher: comme si ce n'estoit
pas assez de dire simplement, Voyla bien dit, ou
sagement parlé: ou, Il a dit la pure
verité: qui sont les marques de louanges
dont usoient anciennement Platon, Socrates, et
Hyperides: ceux- là font une bien laide
faute, et si font tort au disant, par ce qu'ils
font estimer qu'il appéte telles
excessives et superbes louanges. Aussi sont fort
fascheux ceux qui avec serment, comme si
c'estoit en jugement, portent tesmoignage
à l'honneur des disans: et ne le font
gueres moins ceux qui faillent à
accommoder leurs louanges aux qualitez des
personnages: comme quand à un philosophe
enseignant et discourant, ils escrient,
Subtilement: ou à un vieillard,
Gentillement ou Joliement: en transferant et
appliquant à des Philosophes les voix et
paroles que lon a accoustumé d'attribuer
à ceux qui se jouënt, ou qui
s'exercent et se monstrent en leurs declamations
scholastiques, et donnans à une oraison
sobre et pudique une louange de courtisane, qui
est autant comme si à un champion
victorieux, ils mettoient sur la teste une
couronne de lis ou de roses, non pas de laurier
ou d'olivier sauvage.
-
- Euripides le poëte Tragique instruisoit
un jour les joueurs d'une danse, et leur
enseignoit à chanter une chanson faitte
en Musique harmonique: quelqu'un qui
l'escoutoit, s'en prit à rire: auquel il
dit, Si tu n'estois homme sans jugement et
ignorant, tu ne rirois pas, veu que je chante en
harmonie Mixolydiene*: C'est à dire,
pesante et grave. mais aussi un homme philosophe
et exercité au maniement des affaires,
pourroit à mon advis retrencher
l'insolence d'un auditeur trop licentieux, en
luy disant, Tu me sembles homme
ecervellé, et mal appris: car autrement,
ce-pendant que j'enseigne, ou qui je presche, et
que je discours touchant l'administration de la
chose publique, ou de la nature des Dieux, ou de
l'office d'un magistrat, tu ne danserois ny ne
chanterois pas. Car, à vray dire,
regardez quel desordre c'est que quand un
philosophe discourt en son eschole, que les
assistans crient et bruient si hault et si fort
au dedans, que ceux qui passent, ou qui
escoutent au dehors, ne sçavent si c'est
à la louange d'un joueur de fleutes, ou
d'un joueur de Cithre, ou d'un baladin, que ce
bruit se fait.
-
- D'avantage il ne fault pas escouter
negligemment les reprehensions et corrections
des philosophes sans pointure aucune de
deplaisir: car ceux qui supportent si facilement
et negligemment l'estre repris et blasmez par
les philosophes, qu'ils en rient quand ils les
reprennent, et louënt ceux qui leur disent
leurs fautes, ne plus ne moins que les flatteurs
et bouffons poursuivans de repeuë franche
louënt eux qui les nourrissent, encore
quand ils leur disent des injures: ceux-
là, dis-je, sont de tout point ehontez et
effrontez, donnans une mauvaise et deshonneste
preuve et demonstration de la force de leur
coeur, que l'impudence. Car de supporter un
traict de risee sans injure, dit en jeu
plaisamment, et ne s'en point courroucer ny
fascher, cela n'est point ne faute de coeur ne
faute d'entendement, ains est chose gentile et
conforme à la coustume des Lacedemoniens.
Mais d'ouir une vive touche, et une reprehension
qui pour reformer les moeurs use de parole
poignante, ne plus ne moins que d'une drogue et
medecine mordante, sans en estre
resserré, ny plein de sueur et
d'esblouissement pour la honte qui fait monter
la chaleur au visage, ains en demourer
inflexible, se soubstiant, et se mocquant, c'est
le faict d'un jeune homme de treslache nature,
et qui n'a honte de rien, tant il est de longue
main accoustumé et confirmé
à mal faire: de sorte que son ame en a
desja fait un cal endurcy, qui ne peut non plus
qu'une chair dure, recevoir marque de
macheure.
-
- Mais ceux là estans tels, il y en a
d'autres de nature toute contraire: car si une
fois seulement on les a repris, ils s'enfuyent
sans jamais tourner visage, et quittent
là toute la philosophie, combien qu'ils
aient un beau commancement de salut, que nature
leur a baillé, qui est, avoir honte
d'estre repris, lequel ils perdent par leur trop
lasche et trop molle delicatesse, ne pouvans
endurer que lon leur remonstre leurs faultes, et
ne recevans pas genereusement les corrections,
ains destournans leurs aureilles à ouir
plus tost de douces et molles paroles de
flatteurs ou de Sophistes, qui leur chantent des
plaisanteries bien aggreables à leurs
aureilles, mais au demourant sans fruict ny
profit quelconque. Tout ainsi doncques comme
celuy qui apres l'incision faitte fuit le
chirurgien, et ne peut endurer l'estre
lié, a receu ce qui estoit douloureux en
la medecine, et non pas ce qui estoit
profitable: aussi celuy qui ne donne pas
à la parole du Philosophe, qui luy a
ulceré et blecé sa bestise, le
loysir d'appaiser la douleur, et faire reprendre
la playe, il s'en va avec morsure et douloureuse
pointure de la philosophie, sans utilité
quelconque: Car non seulement la playe de
Telephus, comme dit Euripides.....
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