«Le soleil se couchait. Les deux égarés entendirent quelques petits cris qui paraissaient poussés par des femmes. Ils ne savaient si ces cris étaient de douleur ou de joie [
] Ces clameurs partaient de deux filles toutes nues qui couraient légèrement au bord de la prairie, tandis que deux singes les suivaient en leur mordant les fesses.» Ce joyeux spectacle est décrit par Voltaire dans Candide, la scène se situant au Paraguay. Candide, dont Voltaire ne faisait certainement pas un être de luxure, prit son fusil et tua les deux singes au grand dam de Cacambo, son valet. Ce dernier, plus perspicace, apprit à Candide que ces singes étaient en fait les amants de ces demoiselles. «Pourquoi trouvez-vous si étrange que dans quelques pays il y ait des singes qui obtiennent les bonnes grâces des dames ? Il sont des quarts d'hommes, comme je suis un quart d'Espagnol», précisait Cacambo. Voltaire soulignait par cette anecdote les murs "primitives" des sauvages et que la luxure était commune aux singes et à des "presque pas humains", une opinion largement partagée. Pourtant King Kong, si fort, si bestial, lui aussi fantasmatiquement tellement plus doué que l'homme pour le sexe, n'utilisait pas sa force colossale pour assouvir la lubricité dont on l'accusait et se révélait même capable de beaux et bons sentiments (hollywoodiens).
Etres sentimentaux, amants enviés (ou craints) par les humains, les singes sont affublés d'une réputation tenace de lubricité1. Ils sont censés représenter une sorte d'incarnation démoniaque d'une sexualité débridée s'opposant à la chasteté et à la continence, vertus de la religion chrétienne. Desmond Morris décrit l'homme comme le "singe nu" ("the naked ape")2. Cette description fait référence à la quasi absence de pilosité de l'homme moderne par rapport aux autres primates. Mais la nudité est la règle chez ces derniers, alors que l'espèce humaine, dans son ensemble, a inventé le costume qu'il soit "trois pièces" ou réduit à un string. Se promener le sexe à l'air, pendant ou dressé, pour les mâles, ou exhiber une "peau sexuelle" rubiconde et rebondie, pour les femelles, peut être déjà considéré comme un signe de lubricité. L'apport vestimentaire vient souligner le fait que le sexe, au sens des copulations, est public chez les primates nus et privé chez les humains.
L'omniprésence de la culture, spécificité de l'espèce Homo sapiens (si ce n'est d'autres espèces d'hominidés aujourd'hui disparues), revisiterait l'évolution pour fortifier la barrière, dressée par la possession du langage, entre primates humains et non humains. La religion, fait culturel, aurait alors prohibé la luxure, héritage biologique, comme les cultures ont rendu tabou (ou prescrit!) l'inceste, déjà très généralement évité chez les autres primates3.
La luxure : Héritage primate ou spécificité humaine ?
Dans la quête de nos racines comportementales, il est courant d'entendre dire que si les singes présentent certains traits comportementaux observés aussi chez nous, rien de plus normal du fait de l'évolution. Ainsi, rien d'étonnant à ce que les humains soient lubriques puisque les singes le sont aussi et que nous partageons un héritage biologique. Mais, il y a deux "mais"!
Le premier est que Homo sapiens n'est que l'une des quelques 200 espèces de primates dont l'arbre phylogénétique, celui des relations évolutives, apparaît fort complexe4. On aurait pu affirmer que l'homme a hérité de la luxure si elle était le lot commun de tous les primates non humains, ce qui est loin d'être le cas comme nous pourrons le constater. Retrouver des comportements humains chez des espèces de singes ne permet en aucun cas d'affirmer qu'ils sont hérités d'un ancêtre commun5. Si le bonobo fait quelque chose comme l'homme (ou l'inverse!!) et si le chimpanzé commun ne le fait pas, il n'est pas possible d'en déduire que leur ancêtre commun possédait ce trait ou qu'il ne le possédait pas. Un tel trait a fort bien pu apparaître indépendamment chez le bonobo et l'homme ou disparaître uniquement chez le chimpanzé commun.
Le deuxième "mais" est que malgré les embryons de culture observés chez les chimpanzés communs, Homo sapiens se distingue de toutes les autres espèces animales par une intervention omniprésente de la culture (des cultures) dans son évolution. Cette constatation a pour corollaire que ce qui est vrai dans une culture humaine ne l'est pas dans une autre : la luxure est considérée comme un péché dans les cultures occidentales judéo-chrétiennes alors que la promiscuité sexuelle est culturellement installée dans d'autres civilisations. Le Kama-Soutra indien décrit une gymnastique copulatoire qui est loin d'être universelle. Et cette diversité comportementale humaine, d'origine culturelle, n'a d'égal que la diversité des structures sociales des primates non humains, de l'expression de leur sexualité au sein de ces structures et d'autres traits liés à la physiologie de la reproduction.
La sexualité est en fait une "socio-sexualité"
On peut considérer que la sexualité des primates s'exprime, ou peut s'exprimer, à tous moments de la vie sociale. Sans tabous ni censeurs, elle fait partie intégrante du comportement social. Les contacts corporels, l'"épouillage" ou toilettage social sont autant de comportements au cours desquels des flairages des parties génitales, des attouchements de ces parties peuvent être effectués sans que les singes n'en rougissent ou aient la sensation de braver une autorité morale. Ils ne font qu'exprimer un attachement, une attirance sociale garante de la cohésion des groupes. De fait, parle-t-on de sexualité lorsque deux hommes, ou deux femmes, s'embrassent, au sens strict du terme, et posent mutuellement leurs lèvres sur la joue de leurs partenaires ? Moi, pas, en tout cas. C'est là un cas de socio-sexualité humaine. Les russes s'embrassent sur la bouche. Est-ce de la luxure ?
Chez des animaux vivant nus, les jeunes découvrent leur corps et celui de leurs partenaires dans ce qui est une socio-sexualité dénuée d'intentions de perpétuer l'espèce. Seule la copulation constitue la composante de la sexualité dévolue à la perpétuation de l'espèce. Pour des espèces sociales comme les primates, les groupes constituent le réservoir de partenaires sexuels. Ils comprennent soit un seul mâle adulte et une seule femelle adulte, soit un seul mâle adulte mais plusieurs femelles adultes, soit enfin plusieurs adultes mâles et femelles. Cette dernière structure sociale est évidemment plus propice que les autres à des débordements sexuels entre partenaires multiples, la monogamie ne générant pas tant d'opportunités
si elle est respectée6.
L'observation d'un groupe captif de babouins avait conduit Zuckerman dans les années 30 à considérer que c'était le sexe, sous-entendu les copulations, qui était le "ciment" de la socialité, puisque ces babouins "commettaient de toute évidence le péché de luxure". En fait, c'est l'inverse qui se produit ; la sexualité émerge de la socialité et vient la renforcer
chez les primates non humains !
Ils ne pensent qu'à ça ! Qui ? Les singes ou nous ?
Zuckerman faisait alors du sexe l'occupation première des babouins. L'origine des conflits pouvait être, pour la plupart des mâles, l'accession à une femelle consentante. Mais la réalité est plus complexe. Quelles que soient les structures sociales, les accouplements sont plus fréquents au cours de quelques mois dans une année, voire confinés à une très courte période7. Il faut donc bien considérer que si les mâles primates ne pensent qu'à ça, ils doivent le plus souvent "se serrer la ceinture". Le ciment du groupe tient à autre chose. Chez certaines espèces, comme le magot d'Afrique du Nord, une femelle ne connaît dans l'année qu'un (ou deux) strus, période de son cycle reproducteur où elle est fécondable. Si elle entre en gestation (5 mois) et si son jeune survit, elle l'allaitera pendant plusieurs mois et les strus ne réapparaîtront que 8 mois plus tard. Plus de 1 an sans copulation, ou presque ! Un luxe par rapport à la Reine d'Espagne de Milton Mezz Mezrow ! En fait, dans beaucoup d'espèces de singes, les femelles ont des strus répétés tout au long de l'année (cycles d'environ 28 jours), et restent donc potentiellement fécondables. L'absence de gestation permet donc au mâle d'avoir un accès plus fréquent à une femelle réceptive.
Chez un nombre réduit d'espèces de primates, dont la plupart vivent en groupes multi-mâles/multi-femelles, l'strus des femelles se traduit par une modification particulièrement visible de leurs parties génitales8, la vulve se "gonflant" et prenant une teinte rouge vif. Les sens des mâles qui ne pensaient plus à ça s'en trouvent réveillés, au moins momentanément. Sarah Blaffer Hrdy9 a développé une théorie concernant l'évolution de la sexualité des humains. Cette théorie envisage d'abord que la monogamie serait, chez eux, la structure sociale la plus répandue, si ce n'est la structure ancestrale. Elle envisage ensuite que l'apparente réceptivité permanente de la femelle, résultant de la disparition des signes de l'oestrus, constituerait le ciment du couple. La faible propension au sexe des indris, prosimiens, c'est à dire singes "primitifs"3c, de Madagascar, et des gibbons, deux genres strictement monogames, ruine les espoirs de cette théorie.
Pourtant, ce qui se passe chez les tamarins, une espèce de petit primate d'Amérique du Sud, mérite notre attention. Cette espèce est monogame mais, à l'inverse des indris et des gibbons, voire de l'homme, elle montre une grande propension à copuler, jusqu'à plus d'une fois par jour pour les couples les plus vaillants6. Les femelles tamarins ne sont pas pourvues de signal visuel de réceptivité comme les "peaux sexuelles" des babouins, de certains macaques et des chimpanzés, notamment. Mais ce sont des marquages olfactifs qui maintiennent la libido des mâles à ce niveau tout à fait respectable. En étant sensibles à ces odeurs en l'absence d'indices visuels, les tamarins montrent des similitudes avec les humains. Chez ces derniers aussi, la réceptivité des femmes est plus que dissimulée. Néanmoins les odeurs qu'elles émettent au moment de l'ovulation sont différentes de celles émises à d'autres moments de leur cycle et sont plus que probablement perçues par leurs partenaires même de manière inconsciente. Alors, le tamarin serait-il plus proche de l'homme que les chimpanzés en ce qui concerne le sexe ? Pourquoi pas ?
Les tamarins s'adonnent au sexe pour la perpétuation de l'espèce mais aussi seulement pour le sexe. Un cas patent de luxure. Charles T. Snowdon propose que cette prétendue luxure judéo-chrétienne représenterait un mécanisme de formation des couples et de maintien de l'attachement entre les deux partenaires6, une vision en fait beaucoup plus romantique que scandaleuse. Ce qui nous renvoie à la "socio-sexualité". L'intérêt de la proposition de C.T. Snowdon est qu'elle conduit à des prédictions qui ont pu être vérifiées expérimentalement, notamment que : 1- le comportement sexuel devrait être plus intense au début de la formation du couple ; il l'est 2 - la réunion des deux partenaires après une séparation, même brève, devrait conduire à une intensification du comportement sexuel et tactile ; c'est le cas, du moins chez le tamarin ! En ce qui concerne l'homme, faisons appel à nos souvenirs !
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La gymnastique socio-sexuelle ou sexuelle
La "monte", copulation ventro-dorsale décrite précédemment, est la posture d'accouplement la plus classique chez les primates non humains qu'ils soient quadrupèdes ou bipèdes. Si l'on ne considère que cette posture, la copulation chez les primates non humains ne fait pas le poids face au Kama-Soutra ! Mais si l'on considère que cette posture est couramment adoptée lors de copulations dans les arbres à 20 m de hauteur, les singes commencent à prendre leur revanche. En fait, ici encore, tout est affaire d'adaptation : adaptation à un but d'efficacité soit pour perpétuer l'espèce, si possible hors de portée de prédateurs, soit pour décupler le plaisir. Et ces deux fonctions sont loin d'être incompatibles !
Certaines espèces surpassent les autres en diversité posturale pour copuler et vont même jusqu'à adopter la position ventro-ventrale que l'on a trop vite considéré comme l'apanage de l'homme : les orangs-outans régulièrement17, les chimpanzés pygmées Ð ou bonobos - au cours d'une copulation sur quatre18,19
Même les baleines adoptent cette posture. Reste que, comme souligné précédemment, la posture ventro-dorsale n'empêche pas que les partenaires puissent dialoguer et se regarder, même s'il faut se contorsionner.
La diversité des contacts socio-sexuels s'accroît si l'on considère les interactions entre individus du même sexe. Chez les bonobos, Suehisa Kuroda20 puis Frans de Waal19, notamment, ont décrit de nombreux comportements homosexuels, particulièrement entre femelles. Ces comportements consistent en des embrassades au cours desquelles les femelles se frottent mutuellement leur peau sexuelle. Il n'y a donc dans ces comportements homosexuels aucune copulation au vrai sens du terme, c'est à dire avec intromission, mais seulement une excitation sexuelle mutuelle qui est en fait la prolongation d'une excitation sociale. En effet ces comportements sont manifestés au cours d'interactions sociales intenses soit en association avec un partage de nourriture soit comme une réconciliation après un conflit 19, 21.
Du fait de la proximité phylogénétique du chimpanzé pygmée et des humains, ces comportements sexuels et homosexuels ont donné lieu à des spéculations qui faisaient fi de la phylogénie et des méthodes scientifiques qu'elle se doit d'utiliser. Ces spéculations s'effondrent si l'on considère que des singes comme les mangabés à joues blanches, espèce arboricole proche des macaques et des babouins, donc bien loin phylogénétiquement de l'homme, présentent également une extraordinaire variété de ces comportements homo ou hétérosexuels qui n'ont rien à voir avec la sexualité à visée de procréation mais tout avec la socio-sexualité22. En guise, probablement, de régulateur de tension sociale, ou au comble d'une excitation sociale qui peut se propager à l'ensemble d'un groupe, deux partenaires mangabés peuvent se coucher l'un sur l'autre tête-bêche, et se toucher et/ou se flairer mutuellement les parties génitales. Cette posture que l'on qualifie de "69" représente parfois l'aboutissement de réajustements posturaux complexes, soulignant ainsi son caractère intensément social : soit une femelle recule vers un mâle (ou une femelle) assis en lui mettant ses parties génitales à hauteur du visage. En continuant à reculer, elle oblige le mâle à basculer en arrière. Ils se saisissent alors mutuellement les hanches et réalisent ce "69" sous un chur de vocalisations poussées par les autres membres du groupe22. Soit deux femelles mangabés se dirigent l'une vers l'autre, s'arrêtent flanc-à-flanc, tête bêche, et se saisissent et/ou se flairent les parties génitales. L'une des femelles peut alors se laisser glisser sur le dos tout en continuant à agripper sa partenaire. Elles se retrouvent alors toutes deux dans cette fameuse posture.
La luxure : le triomphe de la culture
Quelles que soient les religions ou les cultures, le sexe chez l'homme est rarement aussi public qu'il ne l'est chez les primates non humains. Chez ces derniers, c'est une affaire de famille ou de groupe. Les jeunes y participent mais le plus souvent en perturbant la copulation des adultes. Leurs interventions consistent notamment à sauter autour du couple, sauter sur le dos de la femelle, voire se saisir du pénis du mâle et le dévier de sa trajectoire. De plus, au cours des interactions de jeux, les jeunes s'exercent aux montes23. Celles-ci sont couronnées de succès lorsque le partenaire est une jeune femelle qui reste immobile et se laisse monter, mais se muent en corps à corps si les partenaires sont des mâles qui se débattent, se contorsionnent et cherchent la lutte24. Ces montes "juvéniles" donnent parfois lieu à des poussées pelviennes mais jamais à des intromissions.
Les jeunes primates non humains ont donc toute liberté et opportunité de s'exercer au sexe et d'en être spectateurs, ce qui conduirait à penser que les singes sont précocement lubriques. Mais cette sexualité est intimement liée à la socialité au sein d'une socio-sexualité où les deux composantes se renforcent mutuellement, permettant aux espèces de primates, à leurs structures sociales, de se perpétuer et aux jeunes de se développer. Toutefois, comme on l'a souligné à plusieurs reprises, la sexualité ne fonde pas la socialité, elle ne fait que l'accompagner. Est-ce en cela que l'homme est un primate ?
La théorie darwinienne de l'évolution prévoit que la sexualité des primates ne sert qu'à la propagation des gènes des individus et en conséquence à la perpétuation de l'espèce. Ceci reviendrait à admettre que là où il y a des gènes, il n'y aurait effectivement pas de plaisir. Il est alors paradoxal de constater que la religion judéo-chrétienne prescrit ce que la théorie de l'évolution propose alors même que cette idée d'évolution ne fait pas, ou n'a pas toujours fait, l'unanimité dans l'Eglise.
La religion considère comme péché de luxure une sexualité non fécondante dont les primates non humains usent pour maintenir, renforcer, une socialité qui a permis au cours de l'évolution, et dans la lignée des hominidés, l'émergence de phénomènes tels que la culture. Reste que le fait de considérer la sexualité des primates non humains pour éclairer l'évolution de la sexualité humaine relève plus souvent de la métaphore que d'une reconstruction phylogénétique rigoureuse. Cette approche comparative conserve pourtant des vertus indéniables, notamment celle de montrer que l'Homo sapiens, baigné de culture, s'est émancipé d'une évolution typiquement darwinienne fondée sur une sélection naturelle.
La sexualité humaine, privée, peut remplir dans les différentes cultures des rôles multiples, du plus utile au plus gratifiant. A n'en pas douter, la luxure est un luxe humain, une production culturelle... une aimable contraction de luxe et de culture.