- La maman attendrie et les tantes rayonnantes
d'affection se penchent sur le petit berceau du
nouveau-né. "Qu'il est mignon le petit
Bastien". "Il a les yeux de sa maman". "Oui,
mais les oreilles de son père!". "Oh,
regarde sa belle petite langue".
- Ce qu'elles n'osent pas dire tout haut est
que le petit, au lieu de sourire et d'agiter ses
petites jambes, en entendant les "Guidi-guidi!"
affectueux, ouvre grande sa bouche, ferme ses
petits yeux et bâille comme un chat. Ce
n'est pas que le petit Bastien est
indifférent aux mots de sa maman et de sa
famille, mais il adore bâiller. Quand il
voit le sourire d'un adulte, le déclic se
fait dans sa petite tête et il
bâille. Quand il sent tirer dans sa petite
gorge l'amorce du bâillement, ses oreilles
deviennent légèrement sourdes
pendant, sa mâchoire descend bien bas sur
sa poitrine, ses paupières se ferment et
il lâche un doux rugissement. Quel
plaisir.
-
- La famille s'inquiète. Bastien ne
parle pas beaucoup, il sourit parcimonieusement.
Mais quel puissant bâilleur. Sa maman doit
souvent l'inviter à se contrôler,
"Bastien, bâiller devant le monde n'est
pas poli. Tu gênes les gens. Ils pensent
que tu t'ennuies en leur présence".
Bastien a bon coeur et apprend à faire
attention, mais dans le secret il raffole de ses
bâillements longs et ronflants.
-
- Vers 6 ans, Bastien ne se contente plus
d'attendre ces moments agréables. Il
apprend à provoquer à
volonté un bâillement de lion
simplement à regarder une porte ouverte
ou la bouche d'un tunnel noir. Quel plaisir
délicieux! Mais, hélas, avec le
temps ces trucs ne suffisent plus et il
éprouve de la difficulté à
bâiller aussi facilement. Alors il
découvre un jour une source exigeante
mais efficace : l'ennui. Un bon sentiment
d'ennui est plus fort qu'une porte ouverte. Il
suffit désormais qu'il s'ennuie pour
déclencher de véritables rafales
de bâillements. Les ennuis les plus
mortels et les plus fructueux sont : les
concerts de musique classique (rien comme une
longue symphonie de Beethoven); des
conférences arides et savantes (surtout
de comptables, d'ingénieurs et de
médecins); et de gros bouquins (de
préférence avec des petits
caractères et des mots de deux dollars,
comme les livres de philosophie ou de
mystique).
-
- La pratique de ces activités exigent
l'habileté d'un funambule. S'il se cale
dans un fauteuil trop confortable pour
écouter le concert, que la
conférence médicale dure vraiment
trop longtemps ou que le livre est encore plus
terne que le bottin de téléphone,
alors Bastien ne bâille pas, il plonge
dans le sommeil.
-
- Si papa et maman sont toujours un peu
inquiets devant les bâillements
fréquents de leur fils, ils sont fiers,
par contre, de voir qu'il aime la musique
classique, les sciences et la lecture
sérieuse. Bastien se délecte de
ses bâillements prolongés quand ses
oreilles deviennent sourdes et ses yeux se
ferment pour laisser sortir le souffle compact
du fond de ses poumons. Mais pour arriver
à ce moment de bonheur, il doit d'abord
s'ennuyer mortellement.
-
- Bien sûr, bâiller est aussi une
activité un peu risquée qui
devient vite contagieuse. En bonne
société on évite de le
faire en public. Quand Bastien ouvre longuement
sa bouche toute grande, ses parents et amis ont
bientôt de la difficulté à
supprimer leur propre envie irrésistible
de bâiller. Ils commencent à
grimacer, tentent
désespérément de tenir les
mâchoires serrées et se pincent
vigoureusement les lèvres pendant que les
larmes leur montent aux yeux. "Bastien, de
grâce, arrête ça!" Bien
sûr, il arrête, mais à
l'occasion il a un malin plaisir à faire
grimacer la famille.
-
- Un bon jour, il découvre au cours
d'une visite chez le dépanneur, qu'avec
ses rugissements, il a aussi une arme redoutable
entre les mains. Il est allé chercher une
pinte de lait chez George quand il est
témoin d'un hold-up. Un jeune homme
à l'allure débraillée se
penche sur le comptoir et menace Georges, le
dépanneur, d'un gros coteau de cuisine.
Bastien qui attend son tour, se demande s'il ne
devrait pas tenter de se servir de ses
redoutables bâillements pour aider le
dépanneur. Il se dé-rhume pour
attirer l'attention du malfaiteur et se
concentre pour se rappeler l'ennui du dernier
concert de Beethoven qu'il a entendu. Il se met
à bâiller vigoureusement et
très longuement. Le bandit le regarde
stupéfait et sent une tension terrible
envahir sa figure. Pendant qu'il grimace
désespérément pour bloquer
ses muscles et garder ses yeux ouverts, George
lui arrache le couteau et le saisit par le cou.
L'agresseur perd ses moyens et prend
bientôt le chemin des cellules.
-
- Ce jour-là, Bastien a trouvé
sa vocation! Il deviendra dompteur de
malfaiteurs. Pour se mettre à
l'entraînement, il intensifie ses visites
aux concerts ennuyeux, aux conférences
endormantes et double ses lectures ardues.
L'ennui envahit sa vie, transpire par les pores
de sa peau, marine son cerveau. Dans le bon
état d'esprit, ses bâillements
battent ceux d'un lion ou même d'un
hippopotame! À force d'exercice, il
devient un expert. Sa bouche ouverte ressemble
à l'entrée d'un énorme
tunnel et ses rugissements ressemblent à
des tornades. Parents, amis et collègues
commencent à redouter sa présence,
car quand Bastien, ouvre la bouche, une salle de
concerts devient un champ de bouches
béantes.
-
- Son expérience chez le
dépanneur l'amène dans des Caisses
Populaires et des Banques de renom. Il est
recherché pour stopper les vols à
mains armées. Il sauve le
président d'une banque victime d'une
prise d'hôtage. À la demande de la
police, il pratique son art irrésistible
auprès de maris coléreux et
d'ivrognes batailleurs. Un drame inoubliable
viendra couronner ces premiers succès.
Lors d'une excursion dans les Rocheuses de la
Colombie Britannique, il sauve la vie d'un
groupe de campeurs en faisant bâiller un
Grizzly affamé prêt à les
dévorer. Il fait les manchettes. À
bord d'un avion, en route vers une
conférence sur les bâillements en
Espagne, il neutralise un pirate de l'air. On
l'appelle désormais avec admiration
"Bastien le Brave bâilleur" ou "Bastian
the deadly Bore". Après les entrevues
à la télévision, les
contrats et les gros chèques se mettent
à pleuvoir. On l'appelle désormais
avec admiration "Bastien le Brave
bâilleur" ou "Bastian the deadly
Bore"
-
- Après les entrevues à la
télévision, les contrats et les
gros chèques se mettent à
pleuvoir. Il s'achète une belle maison
avec un système de son tellement
perfectionné et un fauteuil tellement
inconfortable qu'il peut écouter les
conférences et concerts insupportables
dans le confort de son salon, sans s'endormir.
Sa bibliothèque regorge de gros livres
compliqués. Il est riche,
célèbre et personne ne lui
résiste. Il est un pro reconnu, un
compétent accompli, un génie
admiré et envié mais....... un
petit bonhomme de plus en plus malheureux.
-
- Car, hélas, un ingrédient
important a disparu des bâillements
désormais célèbres, le
plaisir intense. Bastien, bâille comme un
hippopotame, mais il s'ennuie comme une
bête au cirque ou au jardin zoologique.
L'ennui est son royaume, son bâillement sa
baguette magique, mais la vie n'a plus de
goût. Ses rugissements sonnent comme des
gémissements. Le sursaut de ses
mâchoires deviennent une crampe
douloureuse. L'ennui prend un goût de
mort. Il veut lâcher.
-
- Bastien décide d'aller voir son
médecin. "Docteur, pendant des
années j'ai eu un plaisir fou à
bâiller. J'avais perdu le tour un court
moment, mais je l'ai retrouvé grâce
à l'ennui. Je suis devenu un
super-bâilleur en m'ennuyant puissamment,
et vous savez que mon talent m'ont
apporté gloire et argent. Mais, là
je suis fatigué. Je n'ai plus aucun
plaisir. Je me sens malheureux. Que dois-je
faire?". Son médecin trouve que c'est
peut-être prématuré de tout
lâcher. "Mon cher Bastien, si tu prenais
un bon petit repos avant de prendre un
décision trop radicale. Fais ta valise.
Va dans les mers du sud sous le beau soleil.
Plonge dans l'eau bleue et claire et regarde les
poissons. Oublie tes concerts, tes livres et tes
conférences. Laisse ta maison et
laisse-toi bercer dans un hamac sous les
palmiers. Ensuite tu verras!"
-
- Aussitôt dit, aussitôt fait.
Deux semaines plus tard, Bastien glisse dans les
flots bleus des îles du Sud. Tout est
paix, charme et beauté. Quand il se lance
dans l'eau claire, il doit seulement s'assurer
de demeurer sagement à l'intérieur
du grand carré protégé par
des filets anti-requins. Bastien a du bon temps.
Il boit du rhum brun, fait de l'oeil aux jolies
filles et rêve à une vie nouvelle
partagée avec quelqu'un dans sa belle
maison. Il n'a pas bâillé une seule
fois et il ne s'ennuie pas une minute.
Voilà la vraie vie.
-
- Pendant que Bastien, le bienheureux, somnole
ainsi dans son hamac tendu entre deux palmiers,
il entend subitement un cri aigu venant de la
mer. Il sursaute et regarde les flots bleus. Il
perçoit une jeune femme en
détresse, en dehors du carré
protégé par les filets. Elle
s'agite dans l'eau. Elle est bonne nageuse et
nage frénétiquement, poursuivie
par le triangle noir et menaçant de la
nageoire dorsale d'un requin. Bastien revoit les
voleurs, les violents, les bandits qu'il a
déjà neutralisés. Il, se
lance à l'eau. Son instinct de sauveur
revient. Il se concentre et se rappelle les
minutes interminables d'une conférence
sur la fission nucléaire qu'il a
écouté au complet jadis. Il sent
un lourd ennui l'envahir. Ses mâchoires se
tendent. Il nage comme un enragé et
plonge sous la nageuse pour faire face au
requin. Il ouvre sa bouche immense comme la cale
d'un bateau. Le requin
décontenancé, fixe le trou
hypnotisant et sent un envie de bâillement
océanique envahir ses mâchoires
meurtrières. Il ouvre la gueule tellement
grande que Bastien lui voit le fond de
l'estomac. La jeune femme est
sauvée.
-
- De retour à la plage la nageuse se
blottit dans les bras de son sauveur. Bastien
est tout remué. Son coeur bat fort, tout
son corps frisonne. Le reste est de l'histoire.
Bastien et Joanne ont le coup de foudre. Ils
habitent maintenant une petite maison à
la campagne. Bastien a du vendre sa grande
maison, car il a complètement
arrêté de bâiller. Il n'est
plus capable de s'ennuyer ni de bâiller
sérieusement. Il a beau écouter de
grands concerts avec des orchestres
symphoniques, il ne s'ennuie plus. Au contraire,
la musique le transporte et le fait rêver
à sa chère Jeanne. Il a même
commencé à lire la grande
collection de la Pléiade. Il a fini
toutes les oeuvres de Victor Hugo et de
Flaubert. Il ne s'est pas ennuyé une
seule fois. Il n'a réussi qu'à
produire un mince bâillement de chaton. Il
a perdu son talent. Il n'a plus de contrats et
c'est tant mieux.Tout l'or et la gloire du monde
ne valent pas son bonheur avec Jeanne.
-
- Les journalistes ont bien tenté de
percer le mystère de la
déconfiture de Bastien le bâilleur.
Ils lui ont posé mille questions pourquoi
il ne bâille plus, pourquoi il ne semble
pourtant pas malheureux. Il a simplement
répondu "C'est la vie! et tant mieux".
Des hommes d'affaires ont voulu acheter son
pouvoir secret. Il n'a rien voulu savoir. Il a
vécu de nombreuses années avec
Jeanne, entouré de beaux enfants qui
bâillent joyeusement et de chats paresseux
et câlins.
-
- Sur sa tombe on peut lire "Ici gît
Bastien le bâilleur, sauvé de
l'ennui par l'amour".
-
- Kees Vanderheyden
- Mont-Saint-Hilaire
- Été 98
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