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 mise à jour du
8 novembre 2001
retour vers d'autres
littératures
Bastien le brave petit bâilleur
Kees Vanderheyden
Mont-Saint-Hilaire(Canada)
Été 98

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La maman attendrie et les tantes rayonnantes d'affection se penchent sur le petit berceau du nouveau-né. "Qu'il est mignon le petit Bastien". "Il a les yeux de sa maman". "Oui, mais les oreilles de son père!". "Oh, regarde sa belle petite langue".
Ce qu'elles n'osent pas dire tout haut est que le petit, au lieu de sourire et d'agiter ses petites jambes, en entendant les "Guidi-guidi!" affectueux, ouvre grande sa bouche, ferme ses petits yeux et bâille comme un chat. Ce n'est pas que le petit Bastien est indifférent aux mots de sa maman et de sa famille, mais il adore bâiller. Quand il voit le sourire d'un adulte, le déclic se fait dans sa petite tête et il bâille. Quand il sent tirer dans sa petite gorge l'amorce du bâillement, ses oreilles deviennent légèrement sourdes pendant, sa mâchoire descend bien bas sur sa poitrine, ses paupières se ferment et il lâche un doux rugissement. Quel plaisir.
 
La famille s'inquiète. Bastien ne parle pas beaucoup, il sourit parcimonieusement. Mais quel puissant bâilleur. Sa maman doit souvent l'inviter à se contrôler, "Bastien, bâiller devant le monde n'est pas poli. Tu gênes les gens. Ils pensent que tu t'ennuies en leur présence". Bastien a bon coeur et apprend à faire attention, mais dans le secret il raffole de ses bâillements longs et ronflants.
 
Vers 6 ans, Bastien ne se contente plus d'attendre ces moments agréables. Il apprend à provoquer à volonté un bâillement de lion simplement à regarder une porte ouverte ou la bouche d'un tunnel noir. Quel plaisir délicieux! Mais, hélas, avec le temps ces trucs ne suffisent plus et il éprouve de la difficulté à bâiller aussi facilement. Alors il découvre un jour une source exigeante mais efficace : l'ennui. Un bon sentiment d'ennui est plus fort qu'une porte ouverte. Il suffit désormais qu'il s'ennuie pour déclencher de véritables rafales de bâillements. Les ennuis les plus mortels et les plus fructueux sont : les concerts de musique classique (rien comme une longue symphonie de Beethoven); des conférences arides et savantes (surtout de comptables, d'ingénieurs et de médecins); et de gros bouquins (de préférence avec des petits caractères et des mots de deux dollars, comme les livres de philosophie ou de mystique).
 
La pratique de ces activités exigent l'habileté d'un funambule. S'il se cale dans un fauteuil trop confortable pour écouter le concert, que la conférence médicale dure vraiment trop longtemps ou que le livre est encore plus terne que le bottin de téléphone, alors Bastien ne bâille pas, il plonge dans le sommeil.
 
Si papa et maman sont toujours un peu inquiets devant les bâillements fréquents de leur fils, ils sont fiers, par contre, de voir qu'il aime la musique classique, les sciences et la lecture sérieuse. Bastien se délecte de ses bâillements prolongés quand ses oreilles deviennent sourdes et ses yeux se ferment pour laisser sortir le souffle compact du fond de ses poumons. Mais pour arriver à ce moment de bonheur, il doit d'abord s'ennuyer mortellement.
 
Bien sûr, bâiller est aussi une activité un peu risquée qui devient vite contagieuse. En bonne société on évite de le faire en public. Quand Bastien ouvre longuement sa bouche toute grande, ses parents et amis ont bientôt de la difficulté à supprimer leur propre envie irrésistible de bâiller. Ils commencent à grimacer, tentent désespérément de tenir les mâchoires serrées et se pincent vigoureusement les lèvres pendant que les larmes leur montent aux yeux. "Bastien, de grâce, arrête ça!" Bien sûr, il arrête, mais à l'occasion il a un malin plaisir à faire grimacer la famille.
 
Un bon jour, il découvre au cours d'une visite chez le dépanneur, qu'avec ses rugissements, il a aussi une arme redoutable entre les mains. Il est allé chercher une pinte de lait chez George quand il est témoin d'un hold-up. Un jeune homme à l'allure débraillée se penche sur le comptoir et menace Georges, le dépanneur, d'un gros coteau de cuisine. Bastien qui attend son tour, se demande s'il ne devrait pas tenter de se servir de ses redoutables bâillements pour aider le dépanneur. Il se dé-rhume pour attirer l'attention du malfaiteur et se concentre pour se rappeler l'ennui du dernier concert de Beethoven qu'il a entendu. Il se met à bâiller vigoureusement et très longuement. Le bandit le regarde stupéfait et sent une tension terrible envahir sa figure. Pendant qu'il grimace désespérément pour bloquer ses muscles et garder ses yeux ouverts, George lui arrache le couteau et le saisit par le cou. L'agresseur perd ses moyens et prend bientôt le chemin des cellules.
 
Ce jour-là, Bastien a trouvé sa vocation! Il deviendra dompteur de malfaiteurs. Pour se mettre à l'entraînement, il intensifie ses visites aux concerts ennuyeux, aux conférences endormantes et double ses lectures ardues. L'ennui envahit sa vie, transpire par les pores de sa peau, marine son cerveau. Dans le bon état d'esprit, ses bâillements battent ceux d'un lion ou même d'un hippopotame! À force d'exercice, il devient un expert. Sa bouche ouverte ressemble à l'entrée d'un énorme tunnel et ses rugissements ressemblent à des tornades. Parents, amis et collègues commencent à redouter sa présence, car quand Bastien, ouvre la bouche, une salle de concerts devient un champ de bouches béantes.
 
Son expérience chez le dépanneur l'amène dans des Caisses Populaires et des Banques de renom. Il est recherché pour stopper les vols à mains armées. Il sauve le président d'une banque victime d'une prise d'hôtage. À la demande de la police, il pratique son art irrésistible auprès de maris coléreux et d'ivrognes batailleurs. Un drame inoubliable viendra couronner ces premiers succès. Lors d'une excursion dans les Rocheuses de la Colombie Britannique, il sauve la vie d'un groupe de campeurs en faisant bâiller un Grizzly affamé prêt à les dévorer. Il fait les manchettes. À bord d'un avion, en route vers une conférence sur les bâillements en Espagne, il neutralise un pirate de l'air. On l'appelle désormais avec admiration "Bastien le Brave bâilleur" ou "Bastian the deadly Bore". Après les entrevues à la télévision, les contrats et les gros chèques se mettent à pleuvoir. On l'appelle désormais avec admiration "Bastien le Brave bâilleur" ou "Bastian the deadly Bore"
 
Après les entrevues à la télévision, les contrats et les gros chèques se mettent à pleuvoir. Il s'achète une belle maison avec un système de son tellement perfectionné et un fauteuil tellement inconfortable qu'il peut écouter les conférences et concerts insupportables dans le confort de son salon, sans s'endormir. Sa bibliothèque regorge de gros livres compliqués. Il est riche, célèbre et personne ne lui résiste. Il est un pro reconnu, un compétent accompli, un génie admiré et envié mais....... un petit bonhomme de plus en plus malheureux.
 
Car, hélas, un ingrédient important a disparu des bâillements désormais célèbres, le plaisir intense. Bastien, bâille comme un hippopotame, mais il s'ennuie comme une bête au cirque ou au jardin zoologique. L'ennui est son royaume, son bâillement sa baguette magique, mais la vie n'a plus de goût. Ses rugissements sonnent comme des gémissements. Le sursaut de ses mâchoires deviennent une crampe douloureuse. L'ennui prend un goût de mort. Il veut lâcher.
 
Bastien décide d'aller voir son médecin. "Docteur, pendant des années j'ai eu un plaisir fou à bâiller. J'avais perdu le tour un court moment, mais je l'ai retrouvé grâce à l'ennui. Je suis devenu un super-bâilleur en m'ennuyant puissamment, et vous savez que mon talent m'ont apporté gloire et argent. Mais, là je suis fatigué. Je n'ai plus aucun plaisir. Je me sens malheureux. Que dois-je faire?". Son médecin trouve que c'est peut-être prématuré de tout lâcher. "Mon cher Bastien, si tu prenais un bon petit repos avant de prendre un décision trop radicale. Fais ta valise. Va dans les mers du sud sous le beau soleil. Plonge dans l'eau bleue et claire et regarde les poissons. Oublie tes concerts, tes livres et tes conférences. Laisse ta maison et laisse-toi bercer dans un hamac sous les palmiers. Ensuite tu verras!"
 
Aussitôt dit, aussitôt fait. Deux semaines plus tard, Bastien glisse dans les flots bleus des îles du Sud. Tout est paix, charme et beauté. Quand il se lance dans l'eau claire, il doit seulement s'assurer de demeurer sagement à l'intérieur du grand carré protégé par des filets anti-requins. Bastien a du bon temps. Il boit du rhum brun, fait de l'oeil aux jolies filles et rêve à une vie nouvelle partagée avec quelqu'un dans sa belle maison. Il n'a pas bâillé une seule fois et il ne s'ennuie pas une minute. Voilà la vraie vie.
 
Pendant que Bastien, le bienheureux, somnole ainsi dans son hamac tendu entre deux palmiers, il entend subitement un cri aigu venant de la mer. Il sursaute et regarde les flots bleus. Il perçoit une jeune femme en détresse, en dehors du carré protégé par les filets. Elle s'agite dans l'eau. Elle est bonne nageuse et nage frénétiquement, poursuivie par le triangle noir et menaçant de la nageoire dorsale d'un requin. Bastien revoit les voleurs, les violents, les bandits qu'il a déjà neutralisés. Il, se lance à l'eau. Son instinct de sauveur revient. Il se concentre et se rappelle les minutes interminables d'une conférence sur la fission nucléaire qu'il a écouté au complet jadis. Il sent un lourd ennui l'envahir. Ses mâchoires se tendent. Il nage comme un enragé et plonge sous la nageuse pour faire face au requin. Il ouvre sa bouche immense comme la cale d'un bateau. Le requin décontenancé, fixe le trou hypnotisant et sent un envie de bâillement océanique envahir ses mâchoires meurtrières. Il ouvre la gueule tellement grande que Bastien lui voit le fond de l'estomac. La jeune femme est sauvée.
 
De retour à la plage la nageuse se blottit dans les bras de son sauveur. Bastien est tout remué. Son coeur bat fort, tout son corps frisonne. Le reste est de l'histoire. Bastien et Joanne ont le coup de foudre. Ils habitent maintenant une petite maison à la campagne. Bastien a du vendre sa grande maison, car il a complètement arrêté de bâiller. Il n'est plus capable de s'ennuyer ni de bâiller sérieusement. Il a beau écouter de grands concerts avec des orchestres symphoniques, il ne s'ennuie plus. Au contraire, la musique le transporte et le fait rêver à sa chère Jeanne. Il a même commencé à lire la grande collection de la Pléiade. Il a fini toutes les oeuvres de Victor Hugo et de Flaubert. Il ne s'est pas ennuyé une seule fois. Il n'a réussi qu'à produire un mince bâillement de chaton. Il a perdu son talent. Il n'a plus de contrats et c'est tant mieux.Tout l'or et la gloire du monde ne valent pas son bonheur avec Jeanne.
 
Les journalistes ont bien tenté de percer le mystère de la déconfiture de Bastien le bâilleur. Ils lui ont posé mille questions pourquoi il ne bâille plus, pourquoi il ne semble pourtant pas malheureux. Il a simplement répondu "C'est la vie! et tant mieux". Des hommes d'affaires ont voulu acheter son pouvoir secret. Il n'a rien voulu savoir. Il a vécu de nombreuses années avec Jeanne, entouré de beaux enfants qui bâillent joyeusement et de chats paresseux et câlins.
 
Sur sa tombe on peut lire "Ici gît Bastien le bâilleur, sauvé de l'ennui par l'amour".
 
Kees Vanderheyden
Mont-Saint-Hilaire
Été 98