Le symptôme sur lequel nous
attirons l'attention des neurologistes pourrait
passer au premier abord pour une manifestation
banale. L'observation de plusieurs malades
atteints de grosses lésions du cerveau
frontal nous permet de penser que cette
banalité n'est pas réelle et que,
bien au contraire, le bâillement,
lorsqu'il se présente dans certaines
conditions et avec certains caractères,
peut devenir un signe important de lésion
frontale. L'observation initiale qui imposa pour
la première fois ce symptôme
à notre esprit, mérite
d'être détaillée, car elle
est particulièrement démonstrative
Cas N°1: Mr R... âgé
de 53 ans est pris brusquement dans la rue d'une
céphalée atroce siégeant au
niveau des deux régions frontales,
bientôt suivie d'un état
vertigineux qui l'oblige à
s'arrêter et regagner son domicile avec
l'aide d'un passant. Examiné quelques
heures après cet incident le malade
présente une obtusion intellectuelle
nette : il répond avec lenteur aux
questions qui lui sont posées ; ses
réponses sont laconiques et paraissent
traduire à la fois la lassitude, du
désintérêt, voire même
de l'ennnui. Au fur et à mesure qu'on
l'interroge on est frappé de voir ce
malade bâiller d'une manière
continuelle en portant chaque fois sa main
devant la bouche et en s'excusant en ces termes
: «exusez-moi, docteur, mais c'est plus
fort que moi». Le bâillement se
produit avec une forte intensité, aussi
bien lorsque le malade est immobile dans son lit
que lorsque l'on converse avec lui, mais il est
très net que l'effort de la conversation
accentue considérablement la
fréquence du phénomène. Le
bâillement n'est suivi d'aucun
accès de somnolence et ne
précède aucune manifestation
narcoleptique.
L'examen neurologique montre qu'il existe une
légère parésie faciale
droite apparaissant surtout à l'occasion
de la mimique; les réflexes des membres
droits sont un peu vifs ; le cutané
abdominal est aboli à droite. le signe de
Babinski est positif du côté droit.
On note la présence de signes
méningés très nets: signe
de la nuque, signe de Kernig, raie
méningiitique. En présence de ces
symptômes on porte le diagnostic
d'hémorragie méningée
diffuse avec point de départ probable au
niveau du cerveau gauche dans sa
corticalité. La ponction lombaire permet
de reirer tun liquide légèrement
rosé et hypertendu, sans
altération biologique
particulière; cette ponction soulage le
malade, dont l'état s'alliéliore
pendant 24 heures environ, sauf en ce qui
concerne les bâillements dont
l'intensité s'accroit plutôt. Au
bout de 24 heures la situation empire: le malade
est désorienté, confus puis de
plus en plus somnolent, les bâillements
deviennent véritablement incoercibles. En
présence de ces symptômes on pense
à une reprise de l'hémorragie
méningée quoique cependant les
signes proprement méningés tels
que le Kernig semblent moins nets qu'au premier
examen. Une ponction lombaire faite au
quatrième jour de la maladie montre un
liquide moins rosé que la première
fois et moins hypertendu. La parésie
faciale droite est plus nette,
l'hyperréflectivité droite plus
intense, le Babinski se fait avec orteils en
éventail.
En présence de ces symptômes
nous pensons que le malade doit faire un
hématome de la région frontale
gauche dont le liquide céphalorachidien
peu sanglant ne donne qu'une faible idée
et que, de toute manière, la
symptomatologie n'est pas explicable par une
hémorragie méningée
diffuse. A ce moment nous conseillons une
intervention chirurgicale au niveau de la
région frontale gauche, intervention
à laquelle la famille ne peut se
résoudre. Dans les 48 heures qui suivent
l'état empire les bâillements,
après avoir augmenté disparaissent
pour faire place à un véritable
état narcoleptique, puis à un coma
profond. En présence du coma la famille
du malade accepte l'intervention chirurgicale
qui est pratiquée par le Dr Chavannaz. Le
malade comateux est trépané, sans
anesthésie, au niveau de la région
frontale gauche. On tombe sur une
dure-mère tendue dont la ponction donne
issue à une liquide couleur jus de
réglisse: on évacue ainsi 120 cc
de liquide environ, en élargissant la
brèche osseuse et la brèche
dure-mérienne. La collection sanguine
ainsi évacuée occupe la
région préfrontale au niveau de la
deuxième frontale horizontale comme
centre. Aussitôt. que la collection est
évacuée, le malade recommence
à bâiller, sort du coma, puis du
sommeil, et l'on doit le maintenir pour
pratiquer la suture des plans cutanés.
Ramené dans sont lit le malade est
absolument conscient; il guérit
complètement sans complication au bout de
quinze jours. L'examen post-opératoire ne
montre plus aucun symptôme; le
bâillement a disparu.
Cette observation montre très
nettement la précocité du
symptôme bâillement qui a
précédé de plusieurs jours
les manifestations narcoleptiques et le coma, et
les relations du symptôme avec la
présence d'un hématome du lobe
préfrontal gauche. Instruit par cette
première observation nous avons pû
retrouver ultérieurement des cas qui
confirment l'importance de ce symptôme
dans les lésions préfrontales, cas
dont nous ne donnerons qu'un court
résumé:
Cas N° 2: Mme C..., agée
de 31 ans, éprouve depuis deux ans
environ des céphalées frontales
gauche, qui ont motivé une intervention
sur le sinus frontal. Depuis quelques mois se
manifeste un affaibissenient considérable
de la vue : l'acuité, normale à
droite est réduite à 1/200
à gauche ou l'on constate une
névrite rétro-bulbaire tandis
qu'à droite il existe une stase nette ;
l'anosmie est complète; il n'y a aucun
trouble moteur du côté de la face
ou des membres. L'oeil gauche est un peu
exorbité. La radiographie montre une
image typique de méningiome du sillon
olfactif gauche. Au point de vue mental la
malade est ralentie; elle bâille sans
arrêt au cours de l'interrogatoire et
s'excuse de ce qu'elle considère comme
une inconvenance vis-à-vis du
médecin. Il n'y a pas de narcolepsie,
mais une certaine propension anormale au sommeil
dès que la malade est dans le silence. La
malade est opérée par le Prof
Portmann, qui trouve un énorme
méningiome du sillon olfactif.
Hyperthermie post-opératoire,
décès. Pas de vérification
nécropsique possible.
Cas N° 3: M. B ... agé de
27 ans, présente depuis un an environ de
petits troubles psychiques, consistant en
défaillance de mémoire et embarras
passager de la parole. Le 28 octobre 1934 il
éprouve pour la première fois de
légers fourmillements de la main droite;
il est un peu gêné pour
écrire et traîne la jambe droite;
pas de céphalée. Le 14 novembre
apparaît pour la première fois une
grosse céphalée qui persiste
depuis. Le malade se rend à Bordeaux, le
29 novembre, où nous l'examinons. Il est
assez fatigué par le voyage et se plaint
de céphalée avec vomissements.
L'examen montre les symptômes suivants:
parésie faciale droite dans le rire,
léger bredouillement de la parole,
parésie discrète des membres
droits avec exagération des
réflexes de Babinski. Stase papillaire
bilatérale plus marquée à
gauche qu'à droite. Une ventriculographie
montre une amputation de la corne frontale du
lobe frontal gauche. Le malade présente
des bâiIlements incoercibles qui
apparaissent au repos mais surtout lorsque l'on
cause avec lui et qu'on lui demande de raconter
son histoire. Ce bâillement s'accompagne
d'un véritable grognement qui
soulève les rires de l'assistance; il se
répète toutes les deux ou trois
minutes environ. Il n'y a pas de narcolepsie. Le
malade est préparé en vue d'une
intervention, mais brusquement son état
s'aggrave: il fait des crises jacksoniennes dans
les membres droits, puis entre dans la coma et
meurt, sans que le Dr Lafargue ait pu faire
autre chose qu'une trépanation
décompressive « in extremis ».
L'examen minutieux des clichés
radiographiques montre qu'il existe, en dehors
de l'amputation de la corne frontale gauche, un
épaississement de la petite aile du
sphénoïde de ce côté:
méningiome probable de la petite aile du
sphénoïde.
Cas N° 4: Nl. D..., agé de
46 ans, commence à éprouver en
juillet 1931 des céphalées
frontales diffuses en même temps qu'une
gène du membre inférieur gauche:
il nous est adressé le 27 août
1934. L'examen clinique montre les
symptômes suivants: parésie faciale
gauche apparaissant dans la rire surtout;
parésie légère des membres
gauches avec exagération des
réflexes, trépidations
épileptoïdes, Babinski,
déviation spontanée de la marche
vers la gauche, stase pulpillaire
bilatérale. Le psychique est nettement
touché: le malade est lent, parait ne pas
toujours comprendre les question qui lui sont
posées et regarde son interlocuteur avec
une expression d'égarement; il
présente des périodes de
dépression psychique intense
entrecoupées d'épisodes de
gaieté morbide du type «moria».
Pas de somnolence. Au cours de l'examen et de
l'effort nécessité par la
conversation à suivre le malade
bâille sans arrêt, justifiant
l'épithète de «se
décrocher la mâchoire!»; le
bâillement est moins intense lorsque aucun
effort intellectuel n'est effectué. La
radiographie montre un aspect fortement
cérébriforme de la région
frontale droite ; les sutures sont distendues.
La ponction lombaire décèle une
dissociation albumino-cytologique;
l'évacuation de LCR calme la
céphalée, mais ne modifle pas les
bâillements. Il s'agit probablement d'un
gliome frontal droit.
Cas N° 5: Il s'agit d'une jeune
femme, victime d'un accident d'automobile, qui a
présenté trois jours après
des symptômes de confusion mentale avec
désorientation spatiale, parésie
légère des membres à
gauche, bâillements incoercibles.
Liquide céphalo-rachidien normal. La
malade a été
trépanée, sur nos indications, par
le D' Lasserre, qui a trouvé un
hématome enkysté du lobe frontal
droit dans sa partie préfrontale.
Disparition des symptômes pendant quelques
jours, puis reprise subite de
phénomènes, méningés
et mort.
Dans toutes les observations
précédentes il s'agissait de
tumeurs ou d'hématomes, dont, on peut
supposer qu'ils exercent non seulement une
action directe sur le lobe frontal, mais aussi
une action indirecte sur d'autres régions
du fait de l'hypertension intra-cranienne. Il
nous a été donné d'observer
parmi les malades des hôpitaux deux cas de
ramollissement hémorragique étendu
du lobe préfrontal qui
présentaient également le signe du
bâillement, en l'absence de toute
hypertension intracranienne.
De tout ces faits nous paraît se
dégager la notion de l'importance
réelle du bâillement comme
signe d'atteinte du lobe frontal dans sa partie
préfrontale. Ce symptôme
paraît posséder les
caractères suivants: 1°) Il se
manifeste surtout à l'occasion de
l'effort intellectuel nécessité
par l'interrogatoire du malade; il est moins
intense lorsqu'un pareil effort n'est pas fait.
2°) Il est incoercible et surprend souvent
les malades un peu éduqués, qui
s'en excusent auprès du médecin.
3°) il peut précéder
l'apparition des manifestations narcoleptiques,
mais se montre indépendant de celles-ci
dans beaucoup de cas, ce qui lui donne un
caractère tout à fait particulier.
4°) Il existe aussi bien pour les
lésions du cerveau droit que du cerveau
gauche. 5°) Il ne parait pas lié
à une action indirecte de l'hypertension
sur les centres du sommeil puisqu'on peut le
rencontrer dans des lésions
cérébrales non hypertensives.
6°) Il paraît lié à un
état de fatigabilité psychique
spéciale déterminé par la
présence d'une lésion
préfronate importante.