Résumé : Souvent
relié au sommeil, le bâillement
s'est prêté en Inde ancienne aux
interprétations les plus diverses. Mais,
dans un contexte mythologique où le
sommeil de la divinité implique la
destruction des mondes, le bâillement
annonce souvent un tel bouleversement. Il arrive
également qu'on l'utilise en dernier
recours comme une arme redoutable pour vaincre
un adversaire coriace. Des mythes expliquent
l'origine du bâillement soit comme une
invention des dieux pour venir à bout du
terrible V / rtra, soit comme une force de
destruction liée à la
fièvre et au dieu Rudra, soit encore
comme une force relevant de la déesse
Yoganidrä. Même s'il apparaît
relativement souvent dans les récits de
mythologie hindoue, le bâillement n'a
pourtant jamais à ma connaissance
été étudié pour
lui-même et c'est la tâche que se
propose le présent article.
Summary: Often related to sleep, yawn
has been interpreted in a variety of ways in
ancient India. But in the mythological context
of the epics, yawn often presages the ensuing
destruction of worlds which occurs when god
Näräyaëa falls asleep. Yawn is
also employed as a weapon of destruction used by
the highest gods and asuras against particularly
difficult adversaries. One myth explains the
existence of yawn as a creation of the gods used
to destroy the terrible V / rtra; a second myth
describes yawn as a destructive power linked to
the presence of Fever (jvara) and to the god
Rudra; a third myth links its power to the
goddess Yoganidrä. Despite the fact that it
occurs with some frequency in Hindu mythological
narratives, yawn has never been studied in its
own right, a situation which this paper intends
to correct.
Nidrä (ou Yoganidrä) est une
déesse terrible, bien connue du
supplément au Mahäbhärata
[MBh] qu'est le Harivam. ça
[HV] en tant que parèdre du dieu
cosmique
Viñëu-Näräyaëa. Son
nom réfère au mystérieux
sommeil (nidrä) dont dort ce dieu alors
qu'il est couché sur l'océan
unique (ekärëava) recouvrant l'univers
à la fin d'un période cosmique
(kalpa). Cette déesse naît dans le
campement de bouviers des environs de
Mathurä pour faciliter la naissance de K
/rñëa et préparer la
destruction du méchant roi Kam. sa et
reçoit alors le nom
d'Ekänam.çä (« une et sans
parties »).
Dans le Bälacarita, une pièce de
théâtre attribuée à
Bhäsa et mettant en scène l'enfance
de Krsna, le roi Kamsa lui-même compare
à Kälarätri, « la nuit du
temps », cette déesse qui est
apparue devant lui en train de bâiller. On
sait que le frère aîné de
Krsna se nomme Samkarsna et qu'il est
l'incarnation du cobra Ananta-Sesa qui supporte
la terre de ses chaperons et avale l'univers
à la fin du kalpa. Le
Visnu-Puräëa décrit ainsi ce
terrible serpent : « Lorsqu'Ananta
bâille, les yeux roulant sous l'ivresse,
la terre tremble avec ses montagnes, ses eaux
douces, ses océans et ses forêts
». Dans la vie de tous les jours,
l'ouverture involontaire de la bouche qu'est le
bâillement annonce souvent le sommeil.
Mais dans un contexte mythologique où
le sommeil de la divinité implique la
destruction des mondes, le bâillement peut
annoncer un tel bouleversement. Il arrive aussi
que l'on utilise en dernier recours le
bâillement comme une arme redoutable pour
vaincre un adversaire coriace. Même s'il
apparaît relativement souvent dans les
récits de mythologie hindoue, le
bâillement n'a pourtant jamais à ma
connaissance été
étudié pour lui-même. C'est
une telle étude que le présent
article voudrait amorcer.
Explications générales du
bâillement
Selon l'Amarakosa sont deux termes
signifiant 'bâillement'.
Liìgayasürin en propose le
commentaire suivant : « La racine j / rmbh
signifie "s'étirer les membres". J /
rmbha et j / rmbhaëa sont les noms de
l'ouverture spécifique de la bouche
à la fin ou au début du sommeil
».
Selon le dictionnaire de Monier-Williams
(1970), le sens premier de la racine j / rmbh /
j / rbh est « to open the mouth, yawn; to
gape open, open (as a flower) ». Sous j /
rmbhate, le Concise Etymological Sanskrit
Dictionary de Mayrhofer (1956) donne : «
yawns, opens, expands ». Inutile de
multiplier les citations, le sens fondamental de
la racine j / rmbh paraît clair. Pourtant,
l'interprétation que les textes hindous
donnent du bâillement présente de
curieuses variantes.
Il est probable que le réflexe qu'est
le bâillement a toujours dû
prêter en Inde aux interprétations
les plus diverses. À propos du cheval
utilisé lors du sacrifice de cheval, la B
/ rhadäraëyaka Upaniñad note :
« Quand il bâille, c'est qu'il
éclaire ». Et
Çaìkaräcärya glose ce
passage de la façon suivante : « Son
bâillement ou le fait qu'il s'étire
ou lance les membres, c'est l'éclair; si,
dans un cas, il y a ouverture de la bouche, dans
l'autre cas, il y a fissure du nuage ».
Dans un tout autre ordre d'idées, le
bâillement figure parmi les mouvements ou
sensations considérés comme
néfastes et contre lesquels il y a lieu
de se protéger par la récitation
de formules spécifiques. « Lors d'un
éternuement, d'un bâillement, quand
on voit un spectacle déplaisant, quand on
sent une odeur désagréable,
à l'occasion d'un cillement d'yeux ou de
bruits dans les oreilles, que l'on récite
la formule suivante : 'Puissé-je bien
voir avec mes yeux, être radieux de mon
visage, bien entendre de mes oreilles! Puissent
la capacité de réaliser des
projets et celle de les concevoir demeurer en
moi! ».
On peut supposer qu'un être
maléfique (bhüta) risque toujours de
se glisser dans une bouche béante et d'en
profiter pour prendre possession de cet
individu. Il faut donc se prémunir contre
cette éventualité. Sans doute pour
la même raison, le Matsya Puräëa
raconte que Diti devait s'abstenir de
bâiller pendant qu'elle était
enceint. Le Kürma Puräëa
recommande même d'éviter de
regarder sa propre femme pendant qu'elle mange,
qu'elle éternue ou qu'elle bâille.
Ces quelques exemples montrent bien que le
bâillement est tenu pour un
phénomène physiologique qui
comporte des risques et dont il faut se
protéger.
Le Harivamsa [HV] donne le point de
vue de certains médecins sur la question.
Usa la fille de Bana, était
secrètement devenue amoureuse
d'Aniruddha, le fils de Krisna et de
Rukmiëé. Elle bâillait de plus
en plus et dormait plus que d'habitude, ce qui
ne manqua pas d'alerter l'entourage.
Des médecins sont
dépêchés à son chevet
et posent le diagnostic suivant: « Ou bien
la princesse est allée jouer dans l'eau
avec ses amies; ou bien il s'agit du jeu de
Pärvaté (i.e., l'amour). Nous savons
que cela aussi est source de fatigue, que la
fatigue est cause de l'état
d'épuisement, ce qui finit par provoquer
des bâillements
répétés, puis le sommeil.
De toutes façons, il n'y a rien à
craindre! ».
La Susruta Samhita, un ancien traité
de médecine, compte le bâillement
au nombre des phénomènes divers
qui entourent le sommeil. Elle le définit
de la façon suivante: « Lorsqu'on
avale de l'air en inspirant et que, la bouche
ouverte, on le relâche avec des larmes
dans les yeux, il y a ce qu'on appelle le
bâillement ».
Le Sabdakalpadruma, une compilation lexicale
datant du 19e siècle, après avoir,
à l'entrée jrmbhah, cité la
Susruta Samhita, ajoute que, « selon la
médecine, c'est le souffle qui cause
l'excès de bâillements ». Pour
autant qu'il conduit au sommeil, le
bâillement apparaît donc du point de
vue médical comme une réaction
normale de l'organisme. Il n'y a que les
bâillements à
répétition qui proviennent d'un
déséquilibre dans les trois
éléments organiques de base, plus
précisément d'une
prépondérance du souffle sur le
phlegme et la bile.
Le bâillement comme signe de mort
imminente
`
Aussi surprenant que cela puisse
paraître, l'ancienne littérature
épique de l'Inde présente de
grands guerriers en train de bâiller en
pleine bataille. Ils ne bâillent pas parce
qu'ils ont sommeil. Leur bâillement a
plutôt l'air d'une menace. En faisant voir
une bouche béante, ils reproduisent
l'image de Yama (ou Antaka), un dieu de la mort,
souvent décrit avec la bouche
béante et capable d'avaler toutes les
créatures. De tels guerriers doivent donc
être craints tout autant que la Mort. En
voici quelques exemples ....
Le bâillement utilisé comme
une arme
Dans un passage énigmatique du Veda,
le sommeil apparaît comme un moyen de
soumettre des ennemis. Dans le HV , la
déesse Yoganidra, personnification du
sommeil, devient un moyen utilisé par
Visnu pour confondre les mondes. Dans le
même texte, le bâillement
paraît constituer non seulement une menace
de mort imminente, mais également une
arme tout aussi terrifiante que n'importe quelle
autre arme de mort. À l'occasion du
combat opposant les dieux au terrible
Kälanemi, quelques versions
méridionales du HV racontent à
propos d'Indra un court épisode inconnu
par ailleurs. Kälanemi a déjà
détruit la majorité de dieux.
Après avoir par deux fois
échappé au foudre de son puissant
adversaire, Kälanemi l'avale d'un
bâillement. Indra plonge tête
première dans son ventre. Il aurait
dû normalement périr. Il portait
heureusement un mantra au nom de Narayana qui
allait le protéger d'une telle
mésaventure. Indra se fora un passage
à travers le flanc de Kälanemi et en
sortit sain et sauf.....
L'origine mythique du
bâillement
Nous avons vu que les anciens
médecins considéraient le
bâillement comme un éventuel
sympôme de maladie. En contexte
épique, le bâillement est non
seulement un signe de mort imminente mais peut
également devenir une arme terrifiante.
Le bâillement apparaît donc comme
une réaction physiologique digne
d'attention et qui requiert des explications.
Dans l'ensemble du MBh et du HV, j'ai
trouvé trois façons
différentes d'expliquer l'existence du
bâillement. Il s'agit d'abord d'une
invention des dieux pour piéger
l'éternel ennemi d'Indra qu'est Vrtra. Le
bâillement apparaît également
lié à la Fièvre: c'est une
source de chaleur et une force de destruction
relevant de Siva-Rudra. Le pouvoir nocturne de
la déesse Nidrä (dont le nom
signifie « sommeil ») peut
également servir d'explication à
l'existence du bâillement chez les
humains. ......
Conclusion
Les trois récits étiologiques
réunis dans la dernière partie de
cet article, de même que la plupart des
citations du MBh et du HV rassemblées
dans les parties précédentes,
montrent comment d'un bâillement anodin
l'on passe à un symptôme de
destruction cosmique. Le bâillement finit
par s'avérer un des moyens que les
véritables yogin utilisent pour dominer
leurs ennemis. En plus de servir d'armes pendant
la guerre, accompagné de la fièvre
et du sommeil, le bâillement renvoie au
côté terrible de la
divinité. La bouche béante du
bâilleur évoque un univers qui doit
être détruit et
recréé.
Présenté par le Bhägavata
Purana sur un mode enfantin, ce thème
peut même passer presque inaperçu.
S'imaginant que le jeune K /rñëa a
mangé de la terre, sa mère Yasoda
lui demande un jour d'ouvrir la bouche toute
grande. À sa grande stupéfaction,
elle aperçoit dans cette petite bouche
grande ouverte l'univers entier. Au chapitre
précédent, le narrateur Suka avait
heureusement présenté une autre
version de la même histoire, qui s'inscrit
plus explicitement sous la thématique
analysée ici.
Alors que la belle Yasoda venait de donner
le sein au petit Krsna et le couvrait de
caresses maternelles, l'enfant bâilla,
est-il précisé, et celle-ci
découvrit dans sa bouche tout l'univers.
Une telle bouche béante n'apparaît
sans doute pas par hasard en contexte hindou :
elle correspond en fait à une
anthropologie spécifique. Les
destructions dont il est question dans les
mythes épiques et puraniques de l'Inde ne
sont pas des annihilations, mais plutôt
des absorptions dans le corps cosmique de la
divinité suprême en
préparation de nouvelles émissions
(sarga).