- Janet et
l'hystérie
-
- Janet se présente lui-même dans
la conférence qu'il donne le 11 mars
1892, devant Charcot à La
Salpêtrière:
-
- « vous savez que M. Charcot a
démontré la nature morale,
psychologique, des paralysies
hystériques, qu'il a eu l'audace de
présenter certaines paralysies flasques
d'apparence toute physique comme de simples
phénomènes de pensée. Par
là, il a indiqué le chemin que
l'on devait suivre pour étudier de la
même manière d'autres
symptômes de l'hystérie. Aussi
est-il tout naturel que M. Charcot ait
désiré entendre exposer, dans
l'amphithéâtre de la clinique, des
études nouvelles sur l'état mental
des hystériques qui venaient simplement
continuer les siennes. Quant à moi, je
suis très fier que M. Charcot m'ait
choisi pour vous exposer des questions qui
l'intéressent si fort, je suis fier
surtout qu'il ait en moi assez de confiance pour
croire que mes analyses psychologiques ne
s'écartent pas de la vérité
médicale, de la vérité
clinique, à laquelle tout ici doit
être subordonnée. Je suis heureux
aussi de cette occasion de lui témoigner
ma reconnaissance. Il y a déjà dix
ou douze ans, quand j'étais professeur de
philosophie en province, je suis venu, sans
titre, demander quelques conseils à M.
Charcot pour les études de psychologie
expérimentale que je voulais aborder. M.
Charcot l'a sans doute oublié, mais je me
souviens encore de la bienveillance avec
laquelle il m'a accueilli et des conseils
précieux qu'il m'a donnés. Je suis
de ses élèves plus qu'il ne le
croit lui-même. Quand plus tard, je suis
venu travailler dans son service, la sympathie,
l'amitié de tous que j'ai
rencontrées ici, m'a rendu cher le
service de la clinique, et si mes humbles
travaux peuvent ajouter quelque petit
détail aux belles recherches qui ont
été faites dans ce service, je
suis heureux ».
-
- Neveu du philosophe Paul Janet (1823-1899),
Pierre Janet est né à Paris le 30
mai 1859 dans une famille modeste
d'employés de bureau. Il prépare
l'agrégation de philosophie à
l'Ecole Normale Supérieure en compagnie
d'Henri Bergson (1859-1941), d'Emile Durkheim
(1858-1917) et de Jean Jaurès (1859-1914)
tout en étant préparateur d'Albert
Dastre (1844-1917), professeur de physiologie
à La Sorbonne, précision
indispensable pour comprendre
l'intérêt de Janet pour la
médecine.
-
- Henri Lamy (1864-1909), Pierre Janet
et Adolphe Dutil en
1892
- ©
Extrait de l'Album de l'internat de La
Salpêtrière conservé
à la Bibliothèque Charcot à
l'hôpital de la
Salpêtrière
- (Université
Pierre et Marie Curie, Paris)
-
- Pendant les sept années qu'il
enseigne la philosophie au Havre,
influencé par l'enseignement de
Théodule Ribot (1839-1916), il y
fréquente l'hôpital avec
l'idée d'y étudier l'hypnose en
vue de sa thèse. Sa patiente est la
'voyante et magnétiseuse Léonie',
une domestique normande âgée d'une
quarantaine d'années, 'hystérique
somnambule', soignée par les
aliénistes Joseph Gibert (1829-1899) et
Léon-Jean Powilewicz (1852-1932). Il en
dégage sa thèse en philosophie
soutenue en 1889: « L'automatisme
psychologique, essai de psychologie
expérimentale sur les formes
inférieures de l'activité humaine
» au retentissement
considérable.
-
- Probablement influencé par Jules
Baillarger (1809-1890) qui décrit en 1845
« l'exercice involontaire de la
mémoire et de l'intelligence »
aboutissant à «
l'indépendance des facultés
soustraites au pouvoir personnel » et
bâtit une théorie de l'automatisme
psychique, Janet se penche, dans sa
thèse, sur les maladies de la
personnalité, notamment les troubles
liés aux personnalités multiples
et tente de concilier l'étude des
phénomènes de la conscience avec
la notion d'un subconscient, « ce qui
est au-dessous de la conscience, mais de
même nature qu'elle »,
s'exprimant au travers d'une double
personnalité dans une perspective
nettement philosophique et non médicale
comme le confirment les félicitations du
jury.
-
- Janet fait la connaissance de Charcot
lorsque celui-ci vient au Havre, en 1885,
examiner la fameuse Léonie avec d'autres
membres de la Société de
Psychologie Physiologique créée
avec Ribot et Charles Richet (1850-1935) en
1868. Janet commence à fréquenter
La Salpêtrière peu après.
Charcot crée pour lui 'un laboratoire de
psychologie' en1890, unissant ainsi philosophie
scientifique et médecine, dans l'esprit
positiviste d'Auguste Comte (1798-1857). Charcot
matérialise ce qu'il avait
évoqué devant ses
élèves le mardi 17 janvier 1888:
« il faut créer une psychologie
renforcée par les études
pathologiques auxquelles nous nous livrons. Nous
sommes en train de la faire avec des
psychologues qui, cette fois, veulent bien ne
pas considérer uniquement ce qu'on
appelle l'observation intérieure
». Janet est celui-là et non
Ribot adoubé pourtant auparavant par
Charcot, qui l'avait fait portraiturer en 1887,
par André Brouillet (1857-1914), dans sa
célèbre 'leçon clinique
à La Salpêtrière'.
-
- Janet garde la direction de ce laboratoire
jusqu'en 1910, date à laquelle Dejerine,
troisième successeur de Charcot, le
congédie et s'oppose à son
élection à l'Académie de
Médecine. Dejerine, chez qui ressurgit
l'idéologie moralisatrice
luthérienne, ne tolère pas que
Janet se refuse obstinément à
confondre l'ordre médical, qui soigne et
parfois guérit, et l'ordre moral qui
condamne. Le neuro-pathologiste Jean Nageotte
(1866-1948) accueille alors Janet dans une
modeste pièce pour qu'il reste travailler
à La Salpêtrière. Marque
probable de nostalgie, Janet continue toute sa
vie à publier ses grands ouvrages sous
l'estampille du laboratoire de psychologie de la
Salpêtrière, pourtant
défunt.
-
- Janet soutient sa thèse de doctorat
en médecine le 29 juillet 1893, la
dernière, avec celle soutenue le
même jour par son interne Henri Lamy
(1864-1909), présidée par Charcot
qui meurt le 16 août 1893. Charcot
écrit dans la préface de
l'édition commerciale de la thèse:
« les études de mon
élève Janet viennent confirmer une
pensée souvent exprimée dans nos
leçons, c'est que l'hystérie est
en grande partie une maladie mentale. C'est
là un des côtés de cette
maladie qu'il ne faut jamais négliger si
on veut la comprendre et la traiter
».
-
- Janet exerce alors, en clinicien
psychothérapeute, la médecine chez
lui et à La Salpêtrière. Il
échoue à sa première
tentative d'entrer à la
Société
Médico-Psychologique en novembre 1893. Il
n'est en effet ni ancien interne des
hôpitaux ni aliéniste; son parcours
médical est trop atypique. De plus, il
défend un concept de traumatisme
psychique à l'origine de
l'hystérie devant un cénacle
acquis depuis Bénédict Augustin
Morel (1806-1873) aux idées de
'dégénérescence' et
'd'héréditarisme'.
-
- Janet est un habitué des dîners
de la maison de santé de Vanves, tenue
par Jules Falret (1824-1902), où les
invités se mêlent aux malades. Le
soutien de Falret, rapporteur de sa candidature,
lui permettra d'y être admis en 1895,
société dont il devient
président en 1929. En 1897, il
accède à la chaire de 'psychologie
expérimentale' à La Sorbonne. Il
succède à Ribot au Collège
de France, dont il occupe la chaire de
'psychologie expérimentale et
comparée' de 1902 à 1934. Janet
fonde la Société de Psychologie en
1901 et le Journal de Psychologie Normale et
Pathologique en 1904. Janet n'a jamais
fondé d'école, mais son influence
se lit dans les travaux des psychiatres
Gaëtan Gatian de Clérambault
(1872-1934), Karl Gustav Jung (1875-1961), Henry
Wallon (1879-1962), , Eugène Minkowski
(1885-1972), Jean Piaget (1896-1980), Henri Ey
(1900-1977), Jacques Lacan (1901-1981) et Jean
Delay (1907-1987) notamment.
-
- Bien que son uvre englobe à peu
près tous les domaines de la psychologie
normale et pathologique, relatée dans une
vingtaine de volumes, et près de 300
articles ou contributions à des volumes
collectifs, le succès de la psychanalyse,
après la deuxième guerre mondiale,
plonge Janet dans l'ombre. Faut-il attribuer la
méconnaissance de ses recherches à
son horreur de toute réclame, certaines
inimitiés, celle d'Alfred Binet
(1857-1911) notamment ? Sans aucun doute, mais
Janet, fidèle à sa formation
initiale, a souvent publié ses
observations de psychiatre dans la 'Revue
Philosophique' ce qui n'a pas aidé
à leur diffusion auprès des
médecins. L'obscurité
tombée sur ses découvertes a
permis à un grand nombre de s'attribuer
ses résultats.
-
- Dans sa thèse, en 1889,
n'écrivait-il pas déjà:
« l'idée bannie, comme un
parasite psychique, cause tous les accidents des
maladies physiques et mentales ».
L'hommage rendu à Charcot par Janet peut
parfaitement lui être
décerné: « grâce
à l'autorité considérable
de son nom, il a pu mettre en pleine
lumière et faire entrer dans le domaine
de la science des faits observés
jusque-là dans l'ombre et entourés
de mystère et de superstition
».
-
-
- La définition et la nature de
l'hystérie par Janet
- Janet admet que les troubles
hystériques ne sont pas la
conséquence de lésions organiques
mais d'ordre psychologique, c'est à dire
« liés aux fonctions les plus
élevées du cerveau mais nous ne
voulons pas nous permettre des
spéculations métaphysiques sur des
altérations inconnues des cellules
cérébrales ». Sa
démarche est uniquement clinique,
basé sur l'examen des malades. Il
débute, en 1892, par l'anesthésie
qui devient le prototype de sa conception. En
opposition avec les psychologues philosophes
pour qui la sensation constitue un état
de conscience, Janet associe à la
perception une idée plus complexe, propre
à la personnalité du sujet
à un moment donné, c'est à
dire à des souvenirs personnels et
à l'imagination.
-
- Ainsi une sensation se forme en
opérant une synthèse d'une
perception et de son interprétation,
variable suivant l'état affectif. Il
qualifie de subconscient ce processus en
s'inspirant du philosophe Pierre Maine de Biran
(1766-1824), un précurseur
déjà intéressé par
le sommeil et le somnambulisme, qu'il souhaite
ainsi unir à Charcot dans
l'avènement d'une psychologie
scientifique que le maître de La
Salpêtrère appelait de ses
vux dans sa leçon du mardi 17
janvier 1888: « ce que j'appelle la
psychologie, c'est la physiologie rationnelle de
l'écorce cérébrale
». L'absence de cette synthèse est
à l'origine d'un déficit, comme
une anesthésie ou une paralysie,
secondaire à 'un
rétrécissement du champ de la
conscience'. L'amnésie hystérique
obéit à des mécanismes
identiques, les perceptions ne sont plus
agréées à l'ensemble de la
personnalité, surtout affective: «
l'oubli de tout ce qui s'est passé
pendant le somnambulisme quand le sujet revient
à l'état normal, malgré
toutes les complications que ce symptôme
peut présenter, nous a paru le seul
caractère constant et essentiel du
somnambulisme. [...] il est toujours le
résultat, la manifestation d'un
dédoublement de la
personnalité ».
-
- Pour Janet, les extases, les catalepsies,
les fugues ne sont que « des degrés
ou des formes variées de somnambulisme
» et l'explication principale est que
« les phénomènes
psychologiques dont dépendent ces
accidents sont des amnésies ». Il
étend ensuite son raisonnement: «
l'attaque est provoquée par un
phénomène psychologique qui est
associé à l'état
émotif, l'idée fixe, le rêve
constitutif de la seconde existence ».
Apparaît ici le concept propre à
Janet 'd'idées fixes', c'est à
dire qu'au cours des manifestations
hystériques, certaines idées ne se
comportent pas comme les autres car elles
prennent une importance anormale et
acquièrent un caractère
d'automatisme involontaire: « c'est un
état de distraction naturelle et
perpétuelle qui empêche des
personnes d'apprécier aucune autre
sensation en dehors de celle qui occupe
actuellement leur esprit ». Un
système organisé d'images
anciennes est reproduit, se développe et
se perpétue sans que le sujet en ait la
maitrise du fait d'une perte de sa
capacité de synthèse. Janet
rappelle que Charcot avait déjà
écrit: « en raison de la
dissociation de l'unité mentale, certains
centres peuvent être mis en jeu sans que
les autres régions de l'organe psychique
en soient avertis, et soient appelés
à prendre part au processus
».
-
- La suggestion, concept dont Janet minimise
l'importance, agit par un mécanisme
semblable mais n'est pas une idée
parasite introduite à l'insu du sujet.
Par opposition à l'obsession, ce
système d'idées fixes est
ignoré du malade. Janet conçoit
alors qu'un traumatisme psychique originel, de
nature émotionnel, reparait
ultérieurement dans des expressions
somatiques (anesthésie, paralysie,
extase, délire, agitation, tics,
tremblements, contractures). L'ancien interne de
Charcot et créateur d'un marteau à
réflexe pour Babinski, Paul-Oscar
Blocq (1860-1896), résume ainsi les
conceptions de Janet: « il y a dans la
perception personnelle une opération en
deux temps. Dans le premier, les excitations
provoquent dans l'esprit des
phénomènes simples, subconscients.
Dans le second, ces phénomènes
sont combinés avec la sensation
antérieure de la personnalité, et
ainsi deviennent conscients. [...]
L'anesthésie est une distraction
très grande et perpétuelle qui
rend les sujets incapables de rattacher
certaines sensations à leur
personnalité » .
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