- L'ennui est un état de notre moi qui
mérite de fixer l'attention des
médecins et des idéologistes. Il
dépend de ce besoin que j'ai donné
plus haut comme l'un des caractères de
l'homme, de s'observer lui-même et de se
comparer à tout ce qui l'entoure. En
effet, l'ennui n'est point connu des animaux :
on les voit bien quelquefois dans un état
de tristesse et de langueur qui peut avoir
reçu ce nom; mais c'est mal à
propos qu'on le lui a donné; ou si l'on
veut le lui conserver, il faudra convenir qu'il
ne dépend pas de la même cause. Un
animal languit parce qu'il est privé des
stimulans que réclame son, instinct :
c'est le défaut de nourriture ,
d'exercice, d'un compagnon auquel il
était habitué, de sa femelle, de
son mâle, de ses petits, qui produit cet
état. La même espèce de
langueur peut aussi se rencontrer chez l'homme;
mais celui-ci est sujet à une autre
tristesse qui ne dépend point de pareille
cause, mais uniquement du défaut
d'excitation morale; et c'est cette langueur qui
constitue le véritable ennui.
-
- L'ennui dépend, selon moi, du
défaut des excitations morales chez ceux
qui ont contracté l'habitude de ces
excitations; car le sauvage et l'homme rustique
dont l'éducation a été
négligée, ne sont point
susceptibles d'ennui. Lorsque leurs besoins sont
satisfaits, ils restent dans l'inaction, sans
aucun désir, ce qui les rapproche
singulièrement des animaux. Il n'en est
pas ainsi des personnes qui sont
accoutumées à penser beaucoup;
aussitôt que les causes extérieures
d'excitation morale viennent à leur
manquer, elles commencent à s'ennuyer;
toutefois il est juste d'établir une
distinction entre ces personnes.
-
- Celles dont la mémoire est heureuse
et riche de souvenirs, parce qu'elles ont
beaucoup lu, beaucoup vu et beaucoup
observé, trouvent abondamment en
elles-mêmes des motifs d'occupation,
attendu qu'elles s'exercent à rappeler
les idées passées, ou à les
comparer avec celles que leur suggèrent
les objets présens. Aussi les savans et
les hommes exercés à s'observer et
à se comparer avec les différens
objets de la nature sont-ils rarement
tourmentés par l'ennui; tandis que les
individus dépourvus de mémoire,
mal partagés sous le rapport de la
faculté réflexive, et qui se sont
accoutumés qu'aux jouissances morales que
leur procurent la conversation, la lecture et
les jeux, sont toujours hors d'état de se
suffire à eux-mêmes et ne peuvent
résister à l'ennui. C'est pour de
tels sujets que cette manière
d'être devient un vrai supplice. Au
surplus, quelle que soit l'étendue de nos
moyens moraux, toutes les fois que nous sommes
privés d'une chose que nous
désirons avec passion, nous sommes
exposés à nous ennuyer; parce que
l'imagination se fixant avec
opiniâtreté sur un seul objet, nous
repoussons toutes les idées qui
pourraient nous causer de la distraction et nous
préserver de l'ennui.
-
- Bien des personnes sont sujettes à
éprouver ce sentiment lorsqu'elles sont
exposées à la conversation des
sots, et même de tous ceux qui
ramènent continuellement leur attention
sur des choses qui leur déplaisent, sur
des idées triviales, ou qui rendent d'une
manière plate et commune des idées
avec lesquelles on est déjà
familier, et que l'on a déjà
considérées sous un point de vue
plus étendu et plus intéressant.
On s'ennuie également lorsque quelqu'un
nous force de fixer notre attention sur des
questions qui nous sont
étrangères, ou lorsque l'on veut
nous faire concevoir et retenir rapidement une
foule de choses qui exigeraient d'être
examinées successivement avec
détails et dans un long espace de temps.
Mais tout cela dépend du même
principe: c'est parce que nous manquons d'une
excitation morale appropriée à nos
facultés et à nos besoins.
Quelquefois cependant la colère qui se
développe en nous dans ces circonstances,
établit une diversion qui éloigne
pour un temps plus ou moins long le sentiment
désagreable de l'ennui
-
- Quelle que soit la cause de l'ennui, il
s'annonce par un sentiment pénible que
l'on rapporte à l'épigaste. On y
sent une espèce de vide, un froid, un
relâchement particulier qui semble se
répéter dans l'appareil
locomoteur. Le bâillement a lieu, les
pandiculations le suivent: on éprouve
un malaise qui parait universel. Alors ceux qui
sont disposés au sommeil s'endorment; les
autres s'agitent, et ne peuvent trouver une
position du corps qui les soulage de leur
tourment.
Si l'on veut avoir égard à ce
qui se passe alors dans les viscères, on
verra que la sensation de l'ennui est
distinctement perçue dans leurs tissus.
En effet, la douleur de l'estomac est
évidente; c'est elle qui produit les
bâillemens, elle se
réfléchit dans tout l'appareil
nerveux splanchnique, elle fixe l'attention du
moi, suspend la pensée et diminue
l'influence cérébrale sur les
muscles inspirateurs, ce qui ralentit la
respiration et accumule le sang dans les
poumons, dans le cur, qui se contracte
moins souvent. De cette stagnation
résultent les soupirs; l'influence
nerveuse se ralentit aussi dans les muscles des
membres, ce qui produit ce sentiment de malaise
qui nous porte à nous agiter, et que
J'attribue au besoin contrarié du
mouvement de locomotion.
-
- On trouve encore ici cette
réciprocité que nous avons fait
remarquer dans plusieurs passions. En effet, le
défaut d'alimens, de substances
nutritives en général, met
l'estomac dans un état analogue à
celui que lui cause l'ennui; et le cerveau
percevant cet état, bientôt l'ennui
lui-même se manifeste. Mais ce qui montre
encore mieux l'influence de l'estomac sur ce
sentiment, c'est que, quelle que soit sa cause,
il cède toujours, au moins pour quelque
temps, à l'ingestion des alimens, et
surtout à celle des boissous
fermentées. Le vin chasse l'ennui et
produit la joie - Adsit ltiti
Bacchus dator, disait Virgile;mais le vin cesse
d'avoir cette propriété lorsque la
sensibilité de l'estomac est trop
exaltée; et alors, chose
étonnante, les bâillemens et
l'ennui peuvent encore avoir lieu, quoique les
excitans soient en excès dans la
cavité du ventricule.
-
- Énonçons donc le fait tel
qu'il se présente à l'obsevation,
en disant « Le défaut d'excitation
morale ne peut produire l'ennui qu'en mettant
les nerfs splanchniques dans un état
douloureux, c'est-à-dire dans un
état d'excitation qui peut encore
être l'effet du défaut de ingesta
stimulans, de leurs excès, et d'un
certain degré d'irritation tenant
à un état pathologique de
l'estomac; et toutes les fois qu'une cause
quelconque a produit dans ce viscère le
degré d'excitation qui ressemble à
celui que l'ennui peut y faire naitre, l'ennui
survient réellement d'une manière
consécutive. »
-
- Il faut donc distinguer l'ennui pour cause
morale de l'ennui pour cause physique, puisque
le premier dépend du cerveau, et le
second de l'appareil nerveux des
viscères. Mais comme, d'après ce
que j'ai dit plus haut, on pourrait ranger ce
dernier parmi les hallucinations, il en
résulte qu'il ne resterait de
véritable ennui que celui qui
dépendrait exclusivernent des causes
morales.
-
- Si l'on veut rechercher le
mécanisme des bâillemens, que l'on
peut considérer comme le premier signe et
le principal phénomène de
l'ennui, soit moral, soit physique, on
rencontrera de grandes difficultés. On
l'a considéré comme produit par le
besoin de respirer, ou comme destiné
à renouveler l'air stagnant dans les
poumons, lorsque la respiration a
été quelque temps ralentie.
C'est une erreur - il
suffit d'être praticien pour avoir la
certitude que jamais la dyspnée ne
produit seule le
bâillement.
-
- Ce mouvement est occasioné par un
sentiment particulier qui prend son origine, ou
plutôt qui se manifeste dans le fond de la
gorge, à la partie supérieure du
cou, sous l'influence des mêmes causes qui
produisent l'ennui. On sent monter le long de la
trachée, de l'sophage et
s'élever vers l'arrière-bouche nue
sorte de constriction qui nous porte
instinctivement à ouvrir la bouche,
à aspirer longuement, et à expirer
avec effort et bruit une grosse colonne d'air.
En même temps l'on éprouve de la
coutraction dans le diaphragme, dans les muscles
de la mâchoire, dans ceux de l'os
hyoïde, dans ceux du pharynx, de la face,
du cou, dans le peaussier, et dans tous ceux qui
concourent pour quelque chose à la
respiration. Le biceps brachial, le grand
pectoral, et quelques autres muscles de la
région scapulaire, participent,
jusqu'à un certain point, à
l'irritation, puisque souvent on y ressent une
sorte de frémissement. Tous ces mouvemens
sont accompagnés d'un certain plaisir; de
sorte que l'on peut dire que le
bâillement est une convulsion
agréable. Mais ce qui l'est le plus,
c'est l'entrée et surtout la sortie de
cette large colonne d'air qui parcourt la
bouche, la trachée, dilate les bronches,
distend les vésicules pulmonaires, et
pénètre si profondément
dans le pharynx, qu'il s'en introduit toujours
du plus au moins dans l'estomac. Une certaine
langueur, que l'on rapporte à la
région du diaphragme, succède
toujours au bâillement; mais quand il
s'est répété un grand
nombre de fois, on éprouve un sentiment
de froid, de relâchement, et comme de
faiblesse dans l'estomac lui-même. Et
réciproquement, lorsque ce viscère
vient d'être refroidi, et
relâché par l'expulsion du chyme
qu'il a fait passer dans les intestins on par
l'ingestion de l'eau froide, le besoin de
bâiller se manifeste, et la
répétition de ce
phénomène semble hâter
l'évacuation de l'estomac et le
retour de l'appétit.
Les poumons me paraissent beaucoup moins
influencés que l'estomac par l'acte du
bâillement; et réciproquement,
lorsque cette convulsion n'est pas l'effet dune
cause morale (toujours analogue à celle
qui produisent l'ennui), et qu'elle n'est pas
provoquée par l'imitation, c'est
ordinairement une affection de l'estomac, des
plexus qui l'environnent. et jamais un
état pathologique des poumons qui la
produit; à moins que cet état ne
le fisse en agissant sympathiquement sur la
région épigastrique, comme il
arrive après les fortes quintes de toux
qui laissent une sensation de malaise dans la
région épigastrique; mais je n'ai
point observé que les pleurésies,
les pneumonies, et surtout les anévrysmes
du cur, causes les plus efficaces de la
diminution du volume de l'air contenu dans les
poumons, produisissent le
bâillement.
Ce qu'il faudrait
maintenant déterminer, ce serait la cause
finale du bâillement, c'est-à-dire
le but que se propose l'instinct en le
provoquant.
Cette question me paraît difficile; car
si le besoin d'air n'est pas l'objet principal
de cette grande aspiration, à quoi
peut-elle servir? Serait-ce pour obtenir une
déglutition d'air, et faire par là
cesser un malaise de l'estomac? On bien ce
malaise exigerait-il, pour être
apaisé, l'influence sympathique d'une
ample dilatation du tissu pulmonaire? Je sais
que l'on allègue en faveur du besoin
d'air pour les poumons eux-mêmes le
bâillement qui s'observe chez les animaux
placés dans le vide, et celui des enfans
nouveau-nés. Mais à cela l'on
peut toujours objecter que la pneumonie et les
autres congestions du poumon ne provoquent pas
le bâillement. D'un autre
côté, ou peut aussi répondre
que le défaut du stimulus de l'air ne
peut manquer de causer du malaise à
l'épigastre, et que la faim peut suffire,
chez les enfans naissans, pour porter le malaise
à un point qui sollicite le
bâillement. Je ne voudrais pas nier
que le besoin d'air ne puisse concourir au
bâillement; mais je pense qu'il le
fait en produisant le malaise de
l'épigastre, et que ce malaise en est la
cause la plus ordinaire, puisque seul il le
provoque, tandis que le besoin de respirer ne le
produit pas lorsque l'estomac est
agréablement stimulé par les
ingesta, quoique l'acte de la digestion ne
manque jamais d'augmenter la quantité du
sang qui traverse les poumons, et d'ajouter par
conséquent à l'intensité de
la dypsnée. Les expérimentateurs
pourront peut-être un jour résoudre
ces difficultés; je leur en laisse le
soin pour passer à d'autres
questions.
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