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- Charles Porée
(1685-1770)
- Bibliothécaire de
Fénelon, chanoine à Bayeux,
Secrétaire de L'Académie des
belles-lettres de Caen de 1754 à
1759
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- Il le présenta sous la forme de
réponse à une Dame qui l'avait
interrogé sur la cause du
bâillement: du moins M Porée l'a
persuadé par le début
ingénieux de cet essai que nous donnons
tel qu'il est, parce que le public reçoit
toujours avec avidité, les productions de
ce savant académicien.
-
- Une personne, dit-il, pour laquelle j'ai
beaucoup de déférence, me
demandé il y a quelques temps, pourquoi
l'on bâille, ou que l'on est tenté
de bâiller à la vue de ceux qui
souffrent de cette espèce de convulsion ?
Si vous vous contentiez, Madame, lui dis-je,
d'une réponse vague & populaire, je
vous dirais que c'est pas sympathie, mais je
sais quelle est votre manière de penser;
sans vouloir paraître savante, cous
êtes assez philosophe pour n'admettre que
le vrai, ou du moins des conjectures qui en
approchent.
-
- Les termes Sympathies ou d'Antipathie ont
une signification fondée, &
suppléent souvent à de longs
discours; communément ce sont des azyles
de l'ignorance: on employe & on
reçoit ces expressions, sans être
plus éclairé. "eh bien, reprit la
Dame, si vous me croyez plus difficile que le
commun du monde, prenez sur vous de m'expliquer
ce phénomène sur lequel on passe
la vie sans éclaircissement, apparemment
parce qu'il s'offre trop souvent à nos
yeux; oui, je suis curieuse de savoir pourquoi
ceux qui par ennui ou autrement ouvrent la
bouche, me sollicitent, car je sens bien que la
complaisance à les imiter n'y a aucune
part, & on ne s'est point encore aviser de
l'exiger, il me semble même qu'on ne
devrait bâiller qu'en secret; c'est une
espèce d'indécence qu'il faut
cacher aux autres quand on le peut."
-
- Vos m'avez déjà engagé,
Madame, lui répliquai-je, à vous
expliquer ce que c'est que la douleur. J'eus
l'honneur de vous écrire trois Lettres
sur la nature de cette passion, sur ses effets
& sur ses usages; mais le sujet était
plus étendu et plus noble que celui que
vous m'offrez aujourd'hui. Vous m'enhardites
même à en faire une lecture dans
nos séances publiques; mais traiter du
bâillement.. Ah! Madame, cette
matière n'est digne ni de vous ni de nos
assemblées. "pourquoi non ?
Dît-elle, l'éternuement, le hoquet,
la respiration & tant d'autres
matières physiques ont-elles plus de
dignité ? Mr de Réaumur s'est-il
déshonoré en traitent des plus
vils insectes ? Tout est du ressort des
physiciens, & il leur tombe en charge
d'étudier la nature dans toutes ses
parties; mais ils doivent surtout, s'ils le
peuvent, nous mettre au fait de ce qui se passe
à tout moment chez nous. Nous ne pouvons
trop connaître notre âme & notre
corps. Ce n'est vivre qu'à demi que
d'ignorer leurs facultés, leurs ressorts,
leurs fonctions, leurs assujettissements."
- Voici donc les réflexions & les
observations que j'ai mises sur le papier &
que l'on m'a permis de communiquer, Messieurs,
dans une de nos assemblées
publiques.
-
- Les physiciens, les médecins
même ont traité du bâillement
d'une manière fort superficielle, parce
qu'il n'est pas dangereux, rarement est-il suivi
de quelque accident.
-
- Il arrive néanmoins quelquefois qu'en
ouvrant démesurément la bouche, on
de déplace la mâchoire
inférieure. Dans un accouchement
laborieux, il est quelque fois signe de mort; il
annonce la naissance ou le retour de la
fièvre: alors il est fréquent
& pénible par la distension des
membres dont il est accompagné. Il
précède la faim, il devance le
sommeil & suit le réveil. Il
dénote l'ennui et caractérise
souvent la paresse. Mes recherches ne m'ont
point découvert pourquoi le peuple forme
avec les doigts un signe de croix sur la bouche,
lorsqu'il est obligé de bâiller.
N'y aurait-il point eu dans les siècles
précédents, quelque mal
épidémique où le
bâillement eût été un
symptôme dangereux? On n'a dit de
l'éternuement, & Polydore Virgile dit
que dans une peste qui arriva sous le pontificat
de Grégoire le Grand, le bâillement
était mortel & que c'est de là
que vient l'usage de signer
sa bouche quand on bâille; s'il faut
rapporter ce signe de croix à la crainte
de se démettre la mâchoire, nous
voilà dispensé de fouiller dans
les annales des peuples qui nous ont
précédés. Si c'est pour
cacher la difformité d'une bouche
béante, nous ne pouvions qu'y applaudir.
Quoique ce soient les mêmes muscles qui
forment le bâillement, ce ne sont pas
toujours les mêmes principes qui le
produisent; son méchanisme s'explique
bien plus facilement que ses causes. Les
Médecins sont uniformes sur le premier
point, ils se partagent sur le second.
-
- "Le bâillement se fait, dit le
célèbre Boerhaave,
en étendant presqu'en même temps la
plupart des muscles qui obéissent
à la volonté, en donnant aux
poumons une très grande expansion, en
inspirant beaucoup d'air lentement & peu
à peu. Ensuite après l'avoir
retenu quelque temps, & qu'il a
été raréfié, on le
rend insensiblement par l'expiration & enfin
les muscles reprennent leur état naturel.
Son effet est donc de mouvoir toutes les humeurs
du corps par tous les vaisseaux, d'en
accélérer le cours, de les
distribuer également, & par
conséquent de donner aux organes des sens
& aux muscles du corps la facilité
d'exercer leurs fonctions".
-
- Les savants Auteurs de l'Encyclopédie
ont adopté cette explication: n'est-ce
pas l'approcher de la certitude? Quelques
Physiciens mettent le siège du
bâillement dans la membrane nerveuse de ce
tube que l'on nomme oesophage, par où les
aliments descendent dans l'estomac. Des vapeurs
envoyées de diverses parties du corps,
& principalement du ventricule &et des
intestins, stimulent cette membrane & la
gonflent; cette irritation & ce gonflement
obligent la bouche de s'ouvrir pour leur donner
une issue libre.
-
- Le bâillement est fréquent dans
les indigestions. Une quantité de
particules acides attaquent l'oesophage qui
s'efforce de s'en délivrer, & comme
la membrane nerveuse de ce canal s'étend
jusqu'aux extrémités de la bouche,
il n'est pas surprenant qu'elle s'ouvre pour
laisser passer l'air qui est chargé de
ces fumées. Avec ce principe ils
prétendent expliquer le bâillement
qui précède le sommeil ou qui le
suit. C'est ordinairement lorsque la digestion
se forme que l'on est sollicité à
dormir. L'estomac, qui est alors en action pour
broyer les aliments & leur donner à
la faveur de divers sucs, les qualités du
chyle, envoye des vapeurs dans l'oesophage qui
fait effort pour s'en débarrasser. Cette
même membrane s'en trouve chargée
après que l'on a dormi, & occasionne
par conséquent les mêmes
mouvements. A-t-on faim? Il
s'élève de l'estomac des
particules fuligineuses, qui s'assemblent sur
les parois de l'oesophage, & produisent le
même phénomène.
-
- Cette explication, qui a un air de
facilité, n'est pas du goût des
Médecins modernes. Ils la
décrivent comme insuffisante:
malheureusement ils n'en substituent point de
satisfaisante à la place, & Mr Senac
soutient que l'on ne saurait expliquer le
bâillement d'une manière qui fasse
disparaître les difficultés: telles
sont les bornes de nos lumières sur les
choses même que nous éprouvons tous
les jours. Sans chercher la cause du
bâillement, ce célèbre
physicien explique ainsi le méchanisme:
"Premièrement, dit-il, quand on
bâille, il se fait une contraction de tous
les muscles sur lesquels la volonté agit.
En second lieu, durant le bâillement, la
capacité de la poitrine s'augmente &
l'air entre peu à peu.
Troisièmement, quand les muscles on
été tirés durant quelque
temps, ils survient une traction violente. Enfin
à cette traction, se joint une expiration
forte qui finit tous ces mouvements". C'est
à cette description que se borne cet
habile médecin, qui aurait dû
pousser plus loin les recherches. On se procure
le bâillement en y pensant fortement,
alors il est volontaire et consenti. Il y a des
occasions où l'on est forcé de
bâiller, alors ce mouvement est
automatique; on peut le réprimer par
quelques modifications, mais on ne peut
entièrement le supprimer.
-
- La distinction des muscles dont le mouvement
dépend de notre volonté & de
ceux qui n'en dépendent point, fait
apercevoir une merveille fort surprenante dans
le méchanisme de la vie, merveille qui
n'appartient pas à la matière que
nous traitons mais qui serait digne des
recherches d'un anatomiste philosophe, qui ne
nous regarderait pas comme des pantins. Suivant
quelques médecins, le bâillement
provient de ce que le sang ne circule pas assez,
& la circulation, disent-ils est moins
libre, lorsqu'on est pressé du sommeil,
ou sur le point d'être saisi de la
fièvre; les nerfs sont pressés
à leur origine, les vaisseaux
s'affaissent, & la passage du sang est par
conséquent moins libre. Dans la
fièvre les extrémités
capillaires sont obstruées ou
resserrées; or cette obstruction est un
obstacle à la circulation. Ce
défaut de circulation est
réparé lorsque le sang vient
à couler plus librement, & c'est
à quoi contribue le bâillement
& les extensions des membres causées
par une irritation sécrétée
qui débarrasse notre corps d'une grande
quantité de matières perspirables.
Dans ces mouvements toutes les membranes du
corps sont secouées, leurs fibres sont
écartées & la matière
retenue recouvre la liberté de
s'échapper. Ainsi, les congestions se
soulagent par l'expansion des muscles & par
l'oscitation.
-
- L'auteur du Dictionnaire de Médecine
avance ici un sentiment qui paraîtra un
paradoxe. On vit, dit-il, par là pourquoi
les personnes les plus saines & les plus
vigoureuses sont plus sujettes à
bâiller que les autres; c'est que
transpirant davantage, il y a plus de
matière perspirable retenue dans leurs
pores, & par conséquent, de plus
grandes & de plus fréquentes
irritations. Il ne me convient pas de combattre
le sentiment d'un Médecin de cette
réputation, une voix impérieuse me
renverserait dédaigneusement aux
occupations de mon état. Je dirai
seulement fondé sur l'expérience,
que les personnes faibles et délicates
sont fort sujettes à bâiller. Cette
habitude a, de tout temps
caractérisé la paresse,
l'indolence, l'ennui. Il est encore
d'observation que les animaux
mélancoliques & qui dorment beaucoup
bâillent & s'étendent plus
fréquemment que les autres. C'est une
observation que j'ai suivie. De cette
variété de sentiments, concluons
que les causes du bâillement nous sont peu
connues, tandis que le phénomène
est si sensible. Serons-nous donc toujours
réduites aux conjectures, &
verrons-nous que les dehors de ce qui se passe
dans les fonctions & le méchanisme de
la vie? Attendons les lumières plus
certaines des efforts assidus de notre
siècle, pour pénétrer dans
les secrets de la nature. S'il n'est pas permis
d'entrer dès à présent dans
la partie la plus intérieure de ce
sanctuaire jouissons de la liberté d'en
considérer les avenues & les
entours.
-
- Dans le bâillement, le cerveau
s'abaisse, c'est de qui a été
remarqué par un Médecin, qui
assure que le cerveau s'abaisse dans
l'inspiration & s'élève dans
l'expiration. Mr de la Mure, professeur à
Montpellier, confirme par des expériences
de découverte du Docteur Schilgting, sur
la correspondance des mouvements de la
respiration avec ceux du cerveau. Plus la
respiration est forte plus ces mouvements
deviennent sensibles.
-
- Les Oiseaux bâillent ainsi que les
hommes & plusieurs autres animaux, mais leur
bâillement diffère du notre. La
partie inférieure du bec des oiseaux est
stable, la supérieure est mobile par le
moyen d'une charnière, qui unit les os de
la tête de l'Oiseau à son bec.
Notre mâchoire supérieure est fixe,
l'inférieur est mobile & s'articule
avec les os des tempes. Dans le bâillement
de l'homme c'est la partie inférieure de
a bouche qui s'abaisse: le méchanisme
diffère, l'intention de la nature est la
même & arrive au même but. Au
reste cette remarque n'est que de simple
curiosité.
-
- Nous bâillons en naissant: le premier
enfant qui vint au monde en donna l'exemple. Ce
n'est pas à l'ennui que ce mouvement peut
être attribué, la
société dans laquelle entre un
enfant lui est connue. La faim & le sommeil
n'en sont pas la cause immédiate; la
nourriture va être administrée par
un nouveau canal; il faut donc le rapporter
d'abord au changement que produit en lui le jeu
de la respiration qui commence; ensuite au
conduit nouveau qui se fraye le sang. On peut le
regarder encore comme une marque de lassitude
causée par les fatigues de la naissance
& par la nouvelle oscillation des humeurs.
Tous ces changement sont admirables &
démontrent une providence digne de nos
plus profondes adorations. Quelqu'un
néanmoins pourra se plaindre qu'il y ait
de la peine à naître comme il y en
a à mourir, & souvent est-il moins
pénible de vivre. Jusqu'ici j'ai
réfléchi sur mes lectures: me
voilà maintenant abandonné
à mes propres observations; je vais
marcher sans guide, c'est une raison, je crois,
pour me faire pardonner mes écarts.
-
- Par tout où l'ennui se trouve, &
où ne se trouve-t-il pas? Le
bâillement le suit. Il est son annonce
& son interprète. "Cercles nombreux,
Concerts, Académies, Tout ressent son
pouvoir, même les comédies".
-
- Les Juges bâillent à
l'Audience, les Auditeurs au sermon, les
Spectateurs aux représentations. Est-ce
la faute des Avocats, des Prédicateurs,
des Auteurs dramatiques, des Acteurs ?cela
n'arrive que trop souvent. On aurait cependant
tort de juger d'un discours, d'une pièce
de théâtre, en un mot de tout
discours public, par le bâillement &
le sommeil de certaines personnes; l'ignorance
des uns, le mauvais goût des autres
peuvent causer l'ennui, tandis que les vrais
connaisseurs sont attentifs & ne perdent
rien de ce qu'ils jugent intéressant. Ne
mettons pas sur le compte de l'ennui des
bâillements simulés ou un sommeil
de commande qu'affectent des passions odieuses
pour décrier ceux qui déplaisent.
On loue une personne sur son esprit, sa
beauté, ses talents en présence
d'un autre, qui serait fâchée d'en
convenir; celle-ci affecte de bâiller,
façon indirecte de contredire les
louanges dont l'amour propre est blessé.
Cela se fait presque sans réflexion,
parce la passion est plus prompte que la
réflexion même. Combien de fois des
gens mal intentionnés ont-ils
bâillé devant une orateur pour le
déconcerter & le décourager?
C'est apparemment sur ces bâillements
incivilement affectés que tombait la
sévérité de quelques
Censeurs Romains, qi damnaient à une
amende ceux qui bâillaient dans le
Sénat ou dans les Comices. Ce
n'était pas à la nature,
c'était à la malignité
qu'ils imposaient des lois.
-
- L'ennui qui produit le bâillement est
souvent un dégoût universel
qu'éprouvent les personnes
accoutumées à un grand mouvement,
à l'agitation des affaires & des
plaisirs, réduites à
elles-mêmes par une disgrâce, par un
renversement de fortune ou par des
infirmités méritées; le
loisir et la solitude leur deviennent
insupportables; elles succombent sous le
pénible fardeau de n'avoir rien à
faire. Inutilement vous leur présenteriez
des remèdes dans des lectures salutaires,
dans des discours sensés, dans des
compagnies choisies, tout ce qui est
étranger à leur premier
état devient fastidieux.
-
- En général, rien de plus
efficace pour faire bâiller que les
discours de morale. Quoi! Des leçons de
sagesse ont-elles en elles-mêmes de quoi
exciter l'ennui & le dégoût ?
Non, ce l'est point précisément du
fond de la sagesse qu'ils naissent; la science
des moeurs a des véritables
beautés. Mis dès l'enfance on
moralise impérieusement devant nous. On
nous accable de moralités dans la
jeunesse, elles nous poursuivent dans un
âge plus avancé, & la
vieillesse, sans en être plus sage, croit
avoir acquis le droit de moraliser sans fin. Qui
pourrait tenir contre tant d'importunes redites?
Il faut bien que la bouche s'ouvre, que les yeux
appesantis se ferment, & que l'âme
cherche un asile dans les bras du sommeil.
Voulez vous instruire sans faire bâiller ?
Ne pouvant toujours mettre la morale en action,
ayez soin de moins d'assaisonner vos
leçons. Quelles soient piquantes,
légères détournées,
qu'elles tiennent l'Auditeur
éveillé par une forme naturelle,
gracieuse, qui rende le moraliste aimable. Esope
& Socrate avaient trouvé ce secret,
les poètes dramatiques l'ont
perfectionné. Dès que l'âme
est agréablement ou fortement
affectée, l'envie de bâiller ne se
fait point sentir. Observez des joueurs à
une table où le jeu est
intéressant, vous n'y verrez point
bâiller; toute passion forte est
diversion, qui éloigne le sommeil &
les avant-coureurs. Devenus tranquilles, ces
joueurs bâillent alors d'autant plus
fréquemment qu'ils ont été
contraints.
-
- Si l'ennui fait bâiller, la douleur
& le plaisir produisent quelquefois cet
effet: alors cette espèce de convulsion
est brusque & instantanée, c'est une
observation de Monsieur de Buffon au lieu que le
bâillement de l'ennui en porte le
caractère par la lenteur avec laquelle il
se fait.
-
- En bâillant plusieurs profèrent
des sons, & font entendre des tons
diatoniques, des espèces de tenues, mais
faute de méthode ces bâilleurs font
de fréquentes dissonances. Des sons si
choquants ne pourraient entrer que dans une
parodie de l'Opéra de Circé, au
moment que les Compagnons d'Ulysse font
métamorphosés par cette fameuse
Magicienne. On ne doit se permettre ces
bâillements ridiculement sonores, que
quand on est seul, ou devant des personnes
à qui l'on ne croit rien devoir; les
égards les suppriment. Il est donc
avantageux de donner des règles à
ces mouvements indélibérés.
Oui le bâillement doit être
discipliné parmi les observateurs des
bienséances. Combien de préceptes
pour marcher, pour rire, pour manger?
L'éternuement est honoré d'un
antique cérémonial, le
bâillement n'a point encore attiré
de compliment. Tout le monde n'éternue
pas de la même façon & ne
bâille pas de la même manière
il y a quelque chose d'accidentel qui varie ces
symptômes. Sur un fond commun il y a
plusieurs nuances qui viennent de l'habitude, de
la conformation extérieure &
intérieure, & principalement de
l'éducation. Dès le noviciat une
Religieuse est formée à
éternuer avec moins de bruit , moins de
violence. Une jolie personne s'observe sur le
bâillement: elle donne â ce
mouvement involontaire plus de décence
elle ne se pardonne point cette expansion de
bras, cette contorsion de mains & ces
espèces de cris que se permettent ceux
qui négligent de veiller sur leurs
mouvements & sur leurs attitudes. Si nous
avions un parfait empire sur le
bâillement, la plupart des Dames se
l'interdiraient pour toujours; mais ce mouvement
prévient le consentement de la
volonté; elles consultent le miroir pour
ouvrir la bouche avec agrément.
-
- Peu parviennent à être
contentes d'elles-mêmes: le
bâillement ne se prête point au
grâces, ainsi que le sourire & les
larmes. Pour cacher le désagrément
d'une bouche béante, elles ont recours
à l'éventail, donc l'exercice a
plus d'un usage. L'hyver elles opposent leur
main, heureuses, si elle est d'une forme
à se faire admirer, ou si quelque diamant
de prix appelle les yeux des spectateurs, alors
elles s'efforceront mollement de cacher cette
marque d'ennui elles pourront même
l'affecter: ce qui ne convient pas aux unes peut
être favorable aux autres. On en a vu qui
craignaient tant de bâiller voir le plus
léger dérangement dans leurs
traits, qu'elles n'osaient manger ni boire en
présence des personnes à qui elles
désiraient de plaire. N'est-ce pas
là se rapprocher de l'attitude des idoles
& briguer le culte qui leur fut autrefois
rendu? La sage Minerve cessa de jouer du Fifre,
& jeta avec indignation cet instrument par
terre, piquée du reproche que lui firent
les Déesses de ce qu'elle n'en pouvait
jouer sans altérer sa physionomie. Le
désir de paraître belle l'emporta
sur la gloire des talents; ce sentiment
prévaudra toujours.
-
- Enfin le bâillement est si mal
reçu dans la société des
personnes délicates que la Poésie
a proscrit jusqu'aux bâillements
métaphoriques que les Grammairiens
nomment hiatus, parce qu'ils gênent la
prononciation & I'empêche d'être
coulante.
-
- Les versificateurs exacts les bannissent de
leurs Vers; les Prosateurs puristes les
évitent. Les Écrivains de notre
Province s'en aperçoivent moins, & ne
les reconnaissent que dans fa rencontre d'une
voyelle qui finit un mot & d'une voyelle qui
en commence un autre. L'Abbé de Dangeau,
encore plus sévère que Malherbe
contre toute espèce d'hiatus, trouve dans
le Cinna de Corneille vingt six endroits
où le choc des voyelles sourdes ou
nasales avec d'autres voyelles, faisaient des
bâillements. Virgile s'observait peu sur
ce point, quelques critiques même lui en
ont fait un mérite. Je leur laisse le
soin de le justifier: le génie de la
langue Italienne sera pour eux une espèce
d'autorité, les hiatus y sont aussi
fréquents qu'inévitables.
-
- Les bâillements d'une porte, d'une
fenêtre, d'un ouvrage de menuiserie, sont
encore des bâillements
métaphoriques aussi difformes & plus
incommodes que ceux de la Poésie,
ceux-là choquent les sens, ceux-ci
blessent seulement des délicatesses de
convention, des règles presque
arbitraires. Au reste il ne faut qu'une
médiocre attention pour remédier
aux uns & aux autres.
-
- La Médecine n'a presque rien prescrit
au sujet du bâillement physique, parce que
l'oscitation n'est pas une maladie en
elle-même elle n'en est tout au plus que
le pronostic ou l'accompagnement. Cependant si
on le trouvait trop fatigué par cette
convulsion on peut y remédier par un
verre de vin trempé. Quel bonheur, si
tous les remèdes n'avaient rien de plus
rebutant! On a observé que si l'on a
froid en bâillant, on sent un
frémissement dans les muscles de
plusieurs endroits du corps mais il est à
remarquer que l'on bâille moins en plein
air que dans un réduit, moins dans un
lieu froid que dans un appartement
échauffé. Le froid comprime ce que
la chaleur dilate. Le plein air distrait
dissipe; un endroit renfermé recueille
& concentre. Mais pourquoi à la vue
d'une personne qui bâille est-on
porté à l'imiter? Quels sont les
secrets de ce phénomène, qui en un
sens fait honneur à l'humanité en
prouvant les rapports que la nature a mis entre
un homme & son semblable? Car j'ai
remarqué que les animaux en
bâillant en notre présence
n'excitent point en nous le même
mouvement. Ne nous contentons pas de recourir au
terme usité de sympathie, les mots par
eux mêmes n'éclairent point ce sont
les idées qu'ils renferment qui peuvent
nous instruire, en les développant.
-
- Il faut convenir d'abord qu'il y a une
sympathie graduelle, premièrement avec
tout ce qui est vivant; en second lien avec les
animaux; troisièmement avec ceux que la
domesticité approche de nous enfin avec
nos semblables. Cette sympathie, à
laquelle on ne fait pas assez d'attention, est
augmentée ou affaiblie par un grand
nombre de circonstances. C'est dans les passions
qu'est la source de tout ce qu'il y a
d'accidentel dans cette communication
nécessaire. Les Stoïciens , en
commandant l'apathie ou l'insensibilité,
contrariaient donc la nature & lui faisaient
violence. Violence inutile, on ne peut lui faire
perdre les droits. Ignoraient - ils donc ces
superbes Philosophes que tout étant
lié, part out où il y a action, il
y a réaction ? Oui: tout agit &
réagit les corps sur les organes des
sens, les sensations sur les esprits, les
esprits sur les corps, & les corps
réciproquement les uns sur les autres: ce
font des faits. Dans cette variété
d'impressions il y en a de concordantes & de
discordantes. Les unes produisent l'aversion,
l'éloigne, la frayeur, l'horreur, la
fuite, la haine , ou l'indifférence. Les
autres produisent l'attrait, le désir, la
recherche, la complaisance, l'empressement,
l'amitié, la tendresse. Ainsi l'âme
s'unit à tout ce qui lui plaît,
& fait divorce avec tout ce qui lui
déplaît. On serait
étonné de toutes les
manières dont nous sommes affectés
par tout ce qui se présente à nos
yeux, par tout ce qui frappe nos sens par tout
ce qui nous environne , si avec une certaine
sagacité on s'observait long-temps &
que I'on se rendit un compte fidèle de
tout ce qui se passe en nous, je ne dis pas
pendant une année complète , mais
seulement pendant une semaine, que dis-je?
pendant une journée entière
où nous jouirions de spectacles frappants
ou agréablement diversifiés. Mais
nous regardons ces observations comme
minutieuses. L'empressement de jouir sans examen
nous emporte; les affaires de la vie nous
paraissent plus importantes que des
spéculations philosophiques, &
plusieurs le sont en effet. Il faudrait avoir du
loisir, de la patience, un esprit de
réflexion, & être remué
par le même intérêt que
Sanorius, qui pendant plusieurs années se
pesait avant & après le repas, avant
& après le sommeil, dans la tristesse
& dans la joie, afin de connaître le
déchet ou l'accroissement de pesanteur
qu'éprouvent nos corps dans les diverses
situations de la vie.
-
- C'est la vue principalement des personnes
qui fait sur nous des sensations vives ou
sourdes, infinies en nombre, & d'un
détail inépuisable. L'âge,
la figure, l'habit, la taille, le port la
ressemblance, la condition, la dignité,
les perfections , les défauts, enfin un
nombre illimité de relations & de
rapports font sur le spectateur, des impressions
aisées à distinguer par ceux qui
ont allez de présence d'esprit & de
sagacité pour observer toutes les nuances
qui se montrent sur le visage, dans les
mouvements du corps & surtout dans les yeux,
Nous devenons des miroirs les uns pour les
autres, mais des miroirs mobiles qui changent
à chaque moment. Un homme
âgé se présente, le premier
instant ne lui sera pas favorable; il verra fur
le visage d'une jeune personne une impression
triste & sérieuse: il parle, il dit
des choses obligeantes & flatteuses, la
glace versatile représente autrement la
jeune personne oublie les traits surannés
du vieillard, elle lui pardonne son âge,
elle lui trouve encore une espèce de
fraîcheur. Un homme peu connu entre dans
une compagnie babillé simplement: que de
froideur dans l'accueil qu'on lui fait. On vient
à savoir qu'il est riche, opulent &
qu'il a du crédit à la Cour, on
l'écoute avec attention, on le regarde
avec respect. Annonce-t-on un savant? On se
prépare déjà à
l'ennui, peut-être a-t-on
déjà bâillé. Ce
savant n'est pas un pédant, c'est un
homme poli, vif, enjoué, badin, plein
d'heureuses saillies, on s'étonne, on
admire, & on a peine à croire qu'il
soit Philosophe, on lui accorde simplement la
qualité de galant homme, d'homme
d'esprit. Une belle personne, un cavalier bien
fait, qui on ne connaissait point d'engagement,
sont introduits dans un cercle, on
s'apprête â leur inspirer des
sentiments & à en recevoir. Vient -
on à savoir qu'ils sont mariés
depuis peu ? l'intérêt change les
émotions s'évanouissent, les
prétentions cessent & la conversation
prend un tour différent.
-
- Nous sommes donc susceptibles d'impressions
â l'infini, les unes superficielles &
fugitives , les autres profondes & durables.
Ceux qui rient nous préparent à la
joie, ceux qui pleurent nous préparent
à la tristesse, ceux qui souffrent nous
affligent. Milon les mains engagées dans
un chêne entrouvert & refermé,
en proye à un Lion qui le déchire
& le dévore; Laocoon & les deux
enfants saisis par des serpents monstrueux, la
douleur amère & les efforts
impuissants de ce père infortuné,
nous remplissent d'une secrète horreur
& nous causent une tendre émotion.
Nous n'admirons le pinceau ou le ciseau de
l'Artiste, Phidias ou Virgile, qu'après
que les mouvements de sensibilité sont
ralentis. Le sentiment est pour l'objet, la
réflexion et pour l'art, le sentiment
précède, la réflexion le
fuir. Rencontre-t-on un homme gémissant
sous un fardeau qui I'accable ? On retient son
haleine, on travaille avec lui, on fait des
efforts, on sue & si l'homme achève
heureusement sa tâche, on le trouve
soulagé.
-
- Vous supposez, me dira- t-on, des
Spectateurs que l'orgueil des richesses ou du
rang n'a pas dépouillé des tendres
sentiments de l'humanité. Oui, & je
crois la supposition convenable dans le lieu
où je parle, & devant les Auditeurs,
qui me font l'honneur de m'entendre. La
réaction qui se fait en nous à la
vue d'un homme qui est peiné, qui
souffre, se fait aussi à la vue d'une
personne qui bâille. Cette personne est
affectée ou supposée
affectée d'ennui; or l'ennui est
très contagieux; il le communique de
proche en proche; il excite une vapeur, qui par
une espèce de gonflement &
d'irritation, oblige la bouche de s'ouvrir.
-
- Pour produire cet effet, il faut à la
vérité, que l'imitateur ne soit
pas sur ses gardes, & que son âme ne
soit agitée d'aucune passion dans ce
moment. On ne bâille point par imitation
devant une personne qu'on hait ou qu'on
méprise. Un riche glorieux ne le sentira
point sollicité à bâiller
devant un pauvre qui bâille: le premier
sent trop sa supériorité pour
être affecté. Disons la même
chose d'une belle personne devant une laide
celle là est trop attentive à les
avantages pour devenir à l'unisson sur ce
point. Il en est autrement des égaux.
Prévenus d'estime ou d'amitié les
uns pour les autres jusqu'à la
familiarité, si quelqu'un d'eux
bâille, les autres ne craignent point de
l'imiter.
-
- Les inférieurs, quoique assujettis
â des égards pour ceux en qui ils
reconnaissent de la prééminence,
se permettent de bâiller mais c'est une
imitation politique & pleine d'adulation.
Qu'une personne considérée dont on
brigue la faveur, vienne â bâiller
dans une compagnie ou à un spectacle, des
imitateurs serviles croyent qu'elle a raison,
alors leurs bouches béantes s'efforcent
d'applaudir à une convulsion qu'on
suppose l'effet d'un ennui bien fondé
& une preuve tacite du bon goût,
Peut-être cet homme en place, qui
bâille, a-t-il passé la nuit dans
les plaisirs cependant le voilà devenu
une autorité & un modèle pour
bâiller. Communément & presque
toujours le bâillement de pure imitation
est une surprise faite à une personne
distraite, désoeuvrée,
montée au ton de l'ennui & de
l'indifférence. C'est un mouvement de la
nature qu'aucune réflexion n'a
devancé. Pour s'en défendre, il
n'y a qu'à réfléchir sur ce
qu'on doit aux autres & sur ce que l'on le
doit à soi-même. Il est inutile de
le dire aux personnes polies, qui observent
scrupuleusement les règles d'une exacte
bienséance. Elles attendent les libres
moments de la solitude pour bailler à
leur aise.
-
- Mais doit-on des égards si
circonspects à des importuns qui portent
avec eux l'ennui? Ne peut-on pas en
bâillant de bonne fol les avertir que leur
conversation pèse, que leur
présence gêne & qu'ils
devraient se retirer? Il ne m'appartient pas de
discuter, encore moins de fixer les droits de la
supériorité je dirai seulement que
les inférieurs qui ont le discernement
fin & le coup d'oeil sûr,
préviennent les marques d'ennui que
donneraient ceux qu'ils doivent respecter.
-
- Cette réflexion regarde aussi tout
homme qui parle en public.
-
- Mr. le Directeur fit la réponse
suivante.
-
- Le Bâillement est un accident de la
nature humaine qui nous affecte peu, parce qu'il
est ordinaire & qu'il n'en résulte
aucun inconvénient vous nous faites voir
cependant, Monsieur, sue les choses les plus
communes ne sont pont indignes des recherches
d'un observateur curieux, & votre discours
nous a prouvé qu'on peut donner de
l'agrément aux choses qui en paraissent
les moins susceptibles.
-
- Vous trairez d'abord le Bâillement en
Physicien, vous en recherchez la cause & le
méchanisme. Une contraction de muscles
souvent involontaire est ce qui produit le
bâillement mais à quelle occasion
& par quels principes le tait cette
ouverture de bouche ? quels rapports
immédiats notre âme a-t-elle avec
cet organe pour produire infailliblement cet
effet dans des circonstances de sommeil, de
maladie on d'ennui? par quelle raison, ou, si
vous voulez, par quelle sympathie une personne
qui bâille, assujettit elle tous les
spectateurs au même mouvement? Vous n'osez
décider sur tous ces points; respectant
la nature dans ce qu'elle dérobe à
notre connaissance, vous ne cherchez à
découvrir que ce qu'elle nous a permis de
connaître; votre curiosité ne
s'étend point au - delà des bornes
qu'elle nous a prescrites.
-
- Le Bâillement a des causes bien
différentes, mais il est uniforme dans
son méchanisme. Il serait bien utile,
pour la société, qu'il
variât dans sa forme selon le principe qui
le produit les bâilleurs de bonne foi ou
par besoin, ne se croient plus exposés
à l'espèce de honte que l'on a
attachée au bâillement en
général; celui qui serait produit
par la maladie, la faim ou le sommeil, serait
lavé de toute teinture d'impolitesse,
& l'on ne trouverait pas plus
d'indécence à ouvrir la bouche
pour ces causes, que l'on n'en trouve à
tousser ou éternuer nous ne pouvons
répondre d'une causes supérieure
& qui ne dépend point de nous.
-
- Celui qui naît de l'ennui, me parait
différent: S'il avait des
caractères distinctifs, il serait
quelquefois impolitesse, quelquefois aussi il
ferait un avertissement aux ennuyeux de nous
délivrer de leur présence; eh!
quel service par là ne rendrait-il pas au
genre humain? Il faut en convenir, le monde est
rempli de gens fastidieux: le lot ennuye l'homme
d'esprit : celui-ci à son tour ennuye le
petit maître, le moraliste ennuye le
libertin, & l'on pourrait dire que la
moitié du monde est une cause d'ennui
pour l'autre. Quel bonheur pour la
société, si par un ligne non
équivoque, on pouvait faire sentir
clairement à ceux qui nous ennuyent la
situation de notre âme , & par
là procurer leur départ! Mais je
me trompe, il en est de certains &
même en grand nombre; plaignons - nous
plutôt du peu d'intelligence de ceux qui
ne savent pas les entendre.
-
- Quoiqu'il en soit, le bâillement a ses
règles & vous nous avez fait voir,
Mr. que l'art de plaire en sait tirer parti; il
a même quelquefois des grâces &
il peut être amusant pour un spectateur
non sympathique de voir les différentes
grimaces de gens qui s'y livrent sans
réserve. Un Auteur moderne nous parle
d'un gentil-homme provincial, qui deux fois par
an proposait a ses vassaux un prix de
bâillement; la scène
commençait vers l'heure où l'on a
d'ordinaire plus d'envie de se livrer au
sommeil; lui & sa famille étaient les
juges, & un ample fromage de Chester
était la récompense du plus
agréable bâilleur.
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