-
- Ce texte a été repris dans le
livre L'éducation fonctionnele Ed
Claparède. Delachaux & Niestlé
Ed. 1931 p223-231
-
- 1924;60(25):65-70
-
- Quel est le maître, le
conférencier assez heureux pour n'avoir
jamais vu bâiller un de ses auditeurs
?
-
- Celui qui pérore en veut,
généralement, aux bâilleurs,
et il est porté à les
réprimander (c'est ainsi que, souvent, en
éducation, les punitions dirigées
contre autrui sont en réalité des
réactions s'adressant à celui qui
les inflige; mais nous n'aimons pas à
nous avouer nos fautes, et il est plus
aisé de tourner contre celui qui en
pâtit le mouvement d'humeur qu'elles
provoquent chez nous-mêmes).
L'élève qui bâille est donc,
généralement, regardé comme
un être frivole qui ne sait pas mettre
à ce qu'il fait le sérieux
nécessaire. Peut-être bien ce
jugement doit-il être revisé, et
désormais celui dont les disciples
esquissent des bâillements, pourra-t-il,
sinon s'enorgueillir, du moins ne pas trop s'en
attrister...
-
- Voyons en effet ce que représente le
bâillement, quelle est sa signification
biologique.
-
- Les ouvrages de physiologie, quand ils
n'omettent pas complètement ce
phénomène, sont très sobres
à son égard. Ils le
définissent comme un acte respiratoire,
déclenché d'une façon
réflexe, et accompagné de la
contraction de divers muscles de la face, qui
aurait pour fonction d'augmenter
l'oxygénation du sang. Mais cela ne nous
apprend pas grand chose; pourquoi le
bâillement est-il un acte spasmodique, et
non une simple inspiration profonde, pourquoi se
produit-il, dans la fatigue, dans l'ennui, et
aussi lorsqu'on a faim ? pourquoi provoque-t-il
souvent l'émission des larmes ? pourquoi
est-il si contagieux? et quelle est la raison de
ses rapports avec divers états
pathologiques (Hippocrate avait noté que
le bâillement précède
l'invasion de la fièvre intermittente; il
survient parfois au début de la crise
d'épilepsie; on a noté que le
bâillement apparaissant au cours d'une
maladie grave, notamment chez les enfants, est
d'un bon pronostic (Geigel)
-
- Enfin pourquoi, parmi les animaux, seuls
l'homme, le singe et les carnivores
bâillent-ils ? Une théorie
satisfaisante du bâillement devrait
répondre à toutes ces
questions.
-
- En attendant que nous possédions sur
le bâillement une théorie
définitive, je voudrais signaler ici une
hypothèse suggérée
récemment par un physiologiste allemand,
M. Valentin Dumpert,
parce qu'elle a l'avantage de coordonner un
certain nombre de faits, et qu'elle aboutit des
conclusions qui ont quelque intérêt
pour l'éducateur.
-
- Pour Dumpert, le bâillement n'est
incompréhensible que lorsqu'on le
considère isolément. Tout
s'éclaire au contraire si on le regarde
comme n'étant qu'une portion d'un
réflexe plus général, le
réflexe d'étirement .
-
- Nous savons tous en effet que le
bâillement ne va guère sans un
étirement général du corps
; le fait est frappant chez certains animaux,
comme le chien ou le chat. Il est manifeste
aussi chez les petits bébés, et
bien souvent chez l'adulte lui-même.
Dumpert a constaté chez lui que le fait
de s'étirer volontairement
déclenche involontairement le
bâillement. (Cette observation est facile
à répéter.) Il a
noté aussi que, chez les
hémiplégiques, le bâillement
suscite des mouvements associés : chez
eux, les membres paralysés
présentent des mouvements d'extension qui
persistent pendant toute la durée du
bâillement. Il n'y a pas de doute,
pense-t-il, que ces mouvements associés
n'appartiennent au réflexe total
d'étirement. (Nous verrons dans un
instant pourquoi cet étirement ne se
manifeste que dans les membres paralysés,
et quelle déduction on en peut
tirer.)
-
- Le fait central, et l'un des plus
énigmatiques du bâillement, c'est
l'attitude particulière de la bouche et
du pharynx, contractés d'une façon
spasmodique. Cette attitude se comprend si on la
regarde comme un des actes
élémentaires de
l'étirement, l'ouverture elle-même
de la bouche s'expliquant par le besoin de
largement inspirer.
-
- Cependant, on observe fréquemment des
bâillements sans étirement, et
aussi de l'étirement sans
bâillement. Mais cela résulte, dit
notre auteur, d'une dissociation acquise.
L'individu apprend peu à peu, pour une
raison ou pour une autre, à
réprimer son étirement, et
à bâiller sans s'étirer. En
effet, chez le nourrisson, jusqu'à
l'âge de six mois, il est rare de ne pas
constater les deux actes couplés dans le
réflexe complet. La dissociation est
d'autant plus fréquente que l'enfant est
plus âgé. On peut donc admettre que
le réflexe, qui était d'abord
sous-cortical (purement automatique), a peu
à peu passé sous la juridiction de
l'écorce cérébrale,
c'est-à-dire est devenu, dans une
certaine mesure contrôlable par la
volonté. Cela nous est prouvé par
le cas des hémiplégiques dont nous
parlions tout à l'heure : si, chez eux,
les mouvements d'étirement
réapparaissent dans les membres
paralysés, c'est justement parce que ces
membres, par le fait de la destruction de
l'écorce cérébrale, ont
cessé d'être sous la juridiction de
celle-ci. En d'autres termes, l'écorce
cérébrale (ainsi que l'ont
montré une foule de faits physiologiques
et cliniques) a une action inhibitrice ; une de
ses plus importantes fonctions est d'inhiber,
d'arrêter des mouvements réflexes :
lorsqu'elle est détruite on voit donc
réapparaître ces mouvements que,
normalement, elle réfrénait.
-
- Il me semble que ces considérations
plaident assez fortement en faveur de la
première thèse de Dumpert,
à savoir que le bâillement n'est
qu'une portion d'un réflexe plus
général d'étirement. Il
nous reste à voir quelle peut être
la fonction de ce réflexe total.
-
- Les physiologistes admettent, quand ils
s'occupent de ce phénomène, que le
bâillement, est commandé par un
besoin d'oxygène. Mais cela n'explique
pas le type particulier de ce réflexe; le
simple besoin d'oxygène provoque
d'ordinaire une augmentation de la vitesse et de
l'amplitude des mouvements respiratoires, ou de
profondes inspirations qui sont bien
différentes du bâillement.
-
- Pour Dumpert, je n'entre pas, ici dans les
détails qu'on pourra lire dans son
travail, le réflexe d'étirement a
pour fonction de faciliter la circulation
sanguine, dans le corps et spécialement
dans le cerveau, soit en provoquant des
contractions qui compriment les veines
périphériques et poussent le sang
vers le coeur, soit en suscitant une inspiration
intense qui a aussi une action d'appel sur la
circulation veineuse. L'attitude
particulière de la bouche et du pharynx
aurait pour effet de faciliter l'entrée
de l'air dans les poumons, et de satisfaire
ainsi aux besoins d'hématose de la
quantité de sang veineux que la profonde
inspiration y a fait entrer. L'acte du
bâillement n'a lieu que chez les animaux
dont la respiration nasale est assez peu
développée pour que le concours de
la respiration buccale soit nécessaire.
Le besoin d'hématose du sang n'est
d'ailleurs, pour Dumpert, comme pour Hauptmann,
que secondaire dans le bâillement.
-
- L'hypothèse de Dumpert - activation
de la circulation cérébrale -
explique pourquoi nous bâillons avant, et
surtout après, le sommeil nous nous
comportons ainsi pour rétablir la
circulation sanguine cérébrale, le
sommeil étant accompagné d'une
hypérémie passive du cerveau.
-
- En effet, c'est souvent après avoir
bâillé et nous être
étiré que nous nous sentons
parfaitement éveillé. C'est
qu'alors, grâce au réflexe en
question, nous avons réintroduit dans
notre cerveau du sang neuf. (On a noté
que, souvent, le nouveau-né bâille
immédiatement après sa naissance ;
n'est-ce pas aussi pour « s'éveiller
» à la vie, pour mettre en branle sa
circulation cérébrale assoupie
?
-
- Mais pourquoi bâillons-nous avant le
sommeil, quand nous avons sommeil ? Ainsi que le
remarque très justement Dumpert, nous ne
bâillons, dans ce cas, que si nous sommes
empêchés de satisfaire
immédiatement au besoin de sommeil.
Dès l'instant ou nous pouvons nous
abandonner au sommeii, nous ne bâillons
plus. Au contraire, nous bâillons lorsque
nous luttons contre le smmeil. Le
bâillement représente ici une
réaction de défense contre
l'inattention qui guette l'esprit
fatigué.
-
- Et nous touchons ici au point important de
la théorie, important au point de vue
pratique et pédagogique. Si les
considérations qui
précèdent sont justes, et elles
ont bien des arguments pour elles, le
bâillement ne serait pas un signe
d'inattention, mais au contraire une marque
d'attention. Le bâillement exprime une
lutte contre l'insuffisance d'irrigation
sanguine du cerveau, une lutte contre
l'inattention.
-
- On voit combien cette question mérite
d'intéresser l'éducateur.
-
- En premier lieu, celui-ci ne doit pas
oublier que le bâillement est un acte
réflexe, presque complètement
involontaire, surtout chez les enfants, et qu'il
ne saurait par conséquent être
réprimé par la simple menace d'une
punition (qu'on songe au bâillement du
nouveau-né !). Il importe du reste de
«corticaliser» autant que possible ce
phénomène de façon que
l'enfant en devienne maître. On
évitera cependant de trop-insister sur ce
phénomène, vu la
propriété qu'il présente de
se déclencher tout seul dès qu'on
pense à lui.
-
- En second lieu, un enfant qui bâille
n'est pas nécessairement un enfant
inattentif. Ce peut être tout au contraire
un enfant qui lutte tant bien que mal contre
l'inattention qui l'assiège. Dumpert
déclare que des instituteurs lui ont
assuré que ce sont les
élèves les plus intelligents qui,
bâillent le plus pendant les
leçons.
-
- Que penser de ces dernières,
conclusions ? Lorsqu'un de nos auditeurs
bâille, pouvons-nous vraiment croire non
pas qu'il désire ne plus nous entendre,
mais au contraire qu'il s'efforce de nous
écouter ? Quant à l'affirmation
que le bâillement dénote
l'intelligence, elle sonne d'une façon
bien étrange. Un
ancien physiognomoniste (Lepelletier de la
Sarthe) déclarait au contraire:
"Lorsque le bâillement est habituel chez
une personne, on peut présumer chez elle
une intelligence bornée, sans initiative,
un esprit lent, paresseux, inactif, un
caractère mou, faible, indolent,
craintif, indifférent,
mélancolique, ennuyeux, incapable, d'une
résolution énergique, d'une
entreprise longue, difficile ou
périlleuse".
-
- Mais cet auteur a pu se tromper, et il vaut,
ce me semble, la peine de contrôler tout
cela par l'observation. Je fais ici appel
à la bonne volonté des lecteurs de
l'Educateur en les invitant à collaborer
à une enquête sur le
bâillement, qui ne pourra manquer de jeter
quelque lumière sur ce
phénomène à la fois si
banal et si peu connu, et d'une
interprétation équivoque.
-
- En somme, les questions. qui se posent, au
point de vue psycho-pédagogique, sont
avant tout les suivantes :
-
-
- 1. Le bâillement est-il un signe de
fatigue réelle, ou de lassitude ?
-
- 2. Le bâillement à
l'école exprime-t-il la paresse, ou au
contraire la bonne volonté ?
-
- 3. Le bâillement pendant le travail,
ou pendant une leçon, marque-t-il la
bêtise, ou au contraire l'intelligence
?
-
- 4. Le bâillement est-il fonction de
l'individu, ou de l'espèce de travail
qu'on lui fait accomplir ? (C'est-à-dire,
sont-ce toujours les mêmes
élèves qui bâillent, quelle
que soit la nature de la leçon, ou au
contraire sont-ce toujours les mêmes
leçons qui font bâiller tous les
élèves ?)
-
- Pour résoudre ces questions, il
importerait que des instituteurs, et tous ceux
qui ont l'occasion de suivre des enfants,
veuillent bien consigner tous les cas de
bâillement qui se présenteront
à eux, en notant entre autres les points
suivants
-
- Bâillement avec ou
sans étirement ?
- Etirement sans
bâillement ?
- Age du bâilleur.
(Noter chez les nouveau-nés le moment et
la forme du premier
bâillement.)
- Heure de la
journée à laquelle se produit le
bâillement.
- Jour de la semaine, et
mois. Temps chaud, froid, etc.
- Nature de la
leçon, noter s'il s'agit d'une
leçon orale ou d'un travail actif. (Les
enfants bâillent-ils encore dans l'
école active?)
- Enfant intelligent ou
non. (Bâillement chez les enfants
arriérés.)
- Enfant paresseux ou
zélé.
- Conditions sociales du
bâilleur (chétif, mal nourri,
sommeil troublé).
- La crise de
bâillement a-t-elle cessé
spontanément, et comment (à la
suite par exemple d'un renouveau dans la
leçon) ? - ou bien a-t-elle cessé
à la suite d'une réprimande
?
- Bâillement au cours
des maladies.
- Bâillement des
animaux. Chez les chiens, par exemple, le
bâillement est-il contagieux ? - Avez-vous
vu bâiller des oiseaux, des chevaux, des
vaches, etc. ?
- (Pour les médecins
d'asiles.) Bâillement chez les
aliénés.
-
- Prière d'envoyer les résultats
au soussigné, à F Institut J. J.
Rousseau, Genève.
-
- J'espère que les pages qui
précèdent n'auront pas trop fait
bâiller mes lecteurs, mais je leur
souhaite, afin que cette enquête donne des
résultats féconds, beaucoup
d'élèves qui
bâillent...!
-
- ED. CLAPARÈDE.
-
-
- Yawning
cale / Estimation des
bâillements
|