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Biographies de neurologues
 
Nouvelle Iconographie de La Salpêtrière
 
 L'histoire des neurosciences à La Pitié et à La Salpêtrière J Poirier
The history of neurosciences at La Pitié and La Salpêtrière J Poirier 
 
 
 

mise à jour du
30 juillet 2006 
claparede
Pourquoi bâille-t-on ?
1924
Édouard Claparède
24/03/1873, Genève - 29/09/1940, Genève
 
 
le bâillement, extrait de Le sommeil et la veille
E Claparède 1937
 
Remerciements à V Jacquier Darbellay et G Pasquier
qui perpétuent ce journal en 2006 et m'ont ouvert aimablement leurs archives

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Ce texte a été repris dans le livre L'éducation fonctionnele Ed Claparède. Delachaux & Niestlé Ed. 1931 p223-231
 
educateur
1924;60(25):65-70
 
Quel est le maître, le conférencier assez heureux pour n'avoir jamais vu bâiller un de ses auditeurs ?
 
Celui qui pérore en veut, généralement, aux bâilleurs, et il est porté à les réprimander (c'est ainsi que, souvent, en éducation, les punitions dirigées contre autrui sont en réalité des réactions s'adressant à celui qui les inflige; mais nous n'aimons pas à nous avouer nos fautes, et il est plus aisé de tourner contre celui qui en pâtit le mouvement d'humeur qu'elles provoquent chez nous-mêmes). L'élève qui bâille est donc, généralement, regardé comme un être frivole qui ne sait pas mettre à ce qu'il fait le sérieux nécessaire. Peut-être bien ce jugement doit-il être revisé, et désormais celui dont les disciples esquissent des bâillements, pourra-t-il, sinon s'enorgueillir, du moins ne pas trop s'en attrister...
 
Voyons en effet ce que représente le bâillement, quelle est sa signification biologique.
 
Les ouvrages de physiologie, quand ils n'omettent pas complètement ce phénomène, sont très sobres à son égard. Ils le définissent comme un acte respiratoire, déclenché d'une façon réflexe, et accompagné de la contraction de divers muscles de la face, qui aurait pour fonction d'augmenter l'oxygénation du sang. Mais cela ne nous apprend pas grand chose; pourquoi le bâillement est-il un acte spasmodique, et non une simple inspiration profonde, pourquoi se produit-il, dans la fatigue, dans l'ennui, et aussi lorsqu'on a faim ? pourquoi provoque-t-il souvent l'émission des larmes ? pourquoi est-il si contagieux? et quelle est la raison de ses rapports avec divers états pathologiques (Hippocrate avait noté que le bâillement précède l'invasion de la fièvre intermittente; il survient parfois au début de la crise d'épilepsie; on a noté que le bâillement apparaissant au cours d'une maladie grave, notamment chez les enfants, est d'un bon pronostic (Geigel)
 
Enfin pourquoi, parmi les animaux, seuls l'homme, le singe et les carnivores bâillent-ils ? Une théorie satisfaisante du bâillement devrait répondre à toutes ces questions.
 
En attendant que nous possédions sur le bâillement une théorie définitive, je voudrais signaler ici une hypothèse suggérée récemment par un physiologiste allemand, M. Valentin Dumpert, parce qu'elle a l'avantage de coordonner un certain nombre de faits, et qu'elle aboutit des conclusions qui ont quelque intérêt pour l'éducateur.
 
Pour Dumpert, le bâillement n'est incompréhensible que lorsqu'on le considère isolément. Tout s'éclaire au contraire si on le regarde comme n'étant qu'une portion d'un réflexe plus général, le réflexe d'étirement .
 
Nous savons tous en effet que le bâillement ne va guère sans un étirement général du corps ; le fait est frappant chez certains animaux, comme le chien ou le chat. Il est manifeste aussi chez les petits bébés, et bien souvent chez l'adulte lui-même. Dumpert a constaté chez lui que le fait de s'étirer volontairement déclenche involontairement le bâillement. (Cette observation est facile à répéter.) Il a noté aussi que, chez les hémiplégiques, le bâillement suscite des mouvements associés : chez eux, les membres paralysés présentent des mouvements d'extension qui persistent pendant toute la durée du bâillement. Il n'y a pas de doute, pense-t-il, que ces mouvements associés n'appartiennent au réflexe total d'étirement. (Nous verrons dans un instant pourquoi cet étirement ne se manifeste que dans les membres paralysés, et quelle déduction on en peut tirer.)
 
Le fait central, et l'un des plus énigmatiques du bâillement, c'est l'attitude particulière de la bouche et du pharynx, contractés d'une façon spasmodique. Cette attitude se comprend si on la regarde comme un des actes élémentaires de l'étirement, l'ouverture elle-même de la bouche s'expliquant par le besoin de largement inspirer.
 
Cependant, on observe fréquemment des bâillements sans étirement, et aussi de l'étirement sans bâillement. Mais cela résulte, dit notre auteur, d'une dissociation acquise. L'individu apprend peu à peu, pour une raison ou pour une autre, à réprimer son étirement, et à bâiller sans s'étirer. En effet, chez le nourrisson, jusqu'à l'âge de six mois, il est rare de ne pas constater les deux actes couplés dans le réflexe complet. La dissociation est d'autant plus fréquente que l'enfant est plus âgé. On peut donc admettre que le réflexe, qui était d'abord sous-cortical (purement automatique), a peu à peu passé sous la juridiction de l'écorce cérébrale, c'est-à-dire est devenu, dans une certaine mesure contrôlable par la volonté. Cela nous est prouvé par le cas des hémiplégiques dont nous parlions tout à l'heure : si, chez eux, les mouvements d'étirement réapparaissent dans les membres paralysés, c'est justement parce que ces membres, par le fait de la destruction de l'écorce cérébrale, ont cessé d'être sous la juridiction de celle-ci. En d'autres termes, l'écorce cérébrale (ainsi que l'ont montré une foule de faits physiologiques et cliniques) a une action inhibitrice ; une de ses plus importantes fonctions est d'inhiber, d'arrêter des mouvements réflexes : lorsqu'elle est détruite on voit donc réapparaître ces mouvements que, normalement, elle réfrénait.
 
Il me semble que ces considérations plaident assez fortement en faveur de la première thèse de Dumpert, à savoir que le bâillement n'est qu'une portion d'un réflexe plus général d'étirement. Il nous reste à voir quelle peut être la fonction de ce réflexe total.
 
Les physiologistes admettent, quand ils s'occupent de ce phénomène, que le bâillement, est commandé par un besoin d'oxygène. Mais cela n'explique pas le type particulier de ce réflexe; le simple besoin d'oxygène provoque d'ordinaire une augmentation de la vitesse et de l'amplitude des mouvements respiratoires, ou de profondes inspirations qui sont bien différentes du bâillement.
 
Pour Dumpert, je n'entre pas, ici dans les détails qu'on pourra lire dans son travail, le réflexe d'étirement a pour fonction de faciliter la circulation sanguine, dans le corps et spécialement dans le cerveau, soit en provoquant des contractions qui compriment les veines périphériques et poussent le sang vers le coeur, soit en suscitant une inspiration intense qui a aussi une action d'appel sur la circulation veineuse. L'attitude particulière de la bouche et du pharynx aurait pour effet de faciliter l'entrée de l'air dans les poumons, et de satisfaire ainsi aux besoins d'hématose de la quantité de sang veineux que la profonde inspiration y a fait entrer. L'acte du bâillement n'a lieu que chez les animaux dont la respiration nasale est assez peu développée pour que le concours de la respiration buccale soit nécessaire. Le besoin d'hématose du sang n'est d'ailleurs, pour Dumpert, comme pour Hauptmann, que secondaire dans le bâillement.
 
L'hypothèse de Dumpert - activation de la circulation cérébrale - explique pourquoi nous bâillons avant, et surtout après, le sommeil nous nous comportons ainsi pour rétablir la circulation sanguine cérébrale, le sommeil étant accompagné d'une hypérémie passive du cerveau.
 
En effet, c'est souvent après avoir bâillé et nous être étiré que nous nous sentons parfaitement éveillé. C'est qu'alors, grâce au réflexe en question, nous avons réintroduit dans notre cerveau du sang neuf. (On a noté que, souvent, le nouveau-né bâille immédiatement après sa naissance ; n'est-ce pas aussi pour « s'éveiller » à la vie, pour mettre en branle sa circulation cérébrale assoupie ?
 
Mais pourquoi bâillons-nous avant le sommeil, quand nous avons sommeil ? Ainsi que le remarque très justement Dumpert, nous ne bâillons, dans ce cas, que si nous sommes empêchés de satisfaire immédiatement au besoin de sommeil. Dès l'instant ou nous pouvons nous abandonner au sommeii, nous ne bâillons plus. Au contraire, nous bâillons lorsque nous luttons contre le smmeil. Le bâillement représente ici une réaction de défense contre l'inattention qui guette l'esprit fatigué.
 
Et nous touchons ici au point important de la théorie, important au point de vue pratique et pédagogique. Si les considérations qui précèdent sont justes, et elles ont bien des arguments pour elles, le bâillement ne serait pas un signe d'inattention, mais au contraire une marque d'attention. Le bâillement exprime une lutte contre l'insuffisance d'irrigation sanguine du cerveau, une lutte contre l'inattention.
 
On voit combien cette question mérite d'intéresser l'éducateur.
 
En premier lieu, celui-ci ne doit pas oublier que le bâillement est un acte réflexe, presque complètement involontaire, surtout chez les enfants, et qu'il ne saurait par conséquent être réprimé par la simple menace d'une punition (qu'on songe au bâillement du nouveau-né !). Il importe du reste de «corticaliser» autant que possible ce phénomène de façon que l'enfant en devienne maître. On évitera cependant de trop-insister sur ce phénomène, vu la propriété qu'il présente de se déclencher tout seul dès qu'on pense à lui.
 
En second lieu, un enfant qui bâille n'est pas nécessairement un enfant inattentif. Ce peut être tout au contraire un enfant qui lutte tant bien que mal contre l'inattention qui l'assiège. Dumpert déclare que des instituteurs lui ont assuré que ce sont les élèves les plus intelligents qui, bâillent le plus pendant les leçons.
 
Que penser de ces dernières, conclusions ? Lorsqu'un de nos auditeurs bâille, pouvons-nous vraiment croire non pas qu'il désire ne plus nous entendre, mais au contraire qu'il s'efforce de nous écouter ? Quant à l'affirmation que le bâillement dénote l'intelligence, elle sonne d'une façon bien étrange. Un ancien physiognomoniste (Lepelletier de la Sarthe) déclarait au contraire: "Lorsque le bâillement est habituel chez une personne, on peut présumer chez elle une intelligence bornée, sans initiative, un esprit lent, paresseux, inactif, un caractère mou, faible, indolent, craintif, indifférent, mélancolique, ennuyeux, incapable, d'une résolution énergique, d'une entreprise longue, difficile ou périlleuse".
 
Mais cet auteur a pu se tromper, et il vaut, ce me semble, la peine de contrôler tout cela par l'observation. Je fais ici appel à la bonne volonté des lecteurs de l'Educateur en les invitant à collaborer à une enquête sur le bâillement, qui ne pourra manquer de jeter quelque lumière sur ce phénomène à la fois si banal et si peu connu, et d'une interprétation équivoque.
 
En somme, les questions. qui se posent, au point de vue psycho-pédagogique, sont avant tout les suivantes :
 
 
1. Le bâillement est-il un signe de fatigue réelle, ou de lassitude ?
 
2. Le bâillement à l'école exprime-t-il la paresse, ou au contraire la bonne volonté ?
 
3. Le bâillement pendant le travail, ou pendant une leçon, marque-t-il la bêtise, ou au contraire l'intelligence ?
 
4. Le bâillement est-il fonction de l'individu, ou de l'espèce de travail qu'on lui fait accomplir ? (C'est-à-dire, sont-ce toujours les mêmes élèves qui bâillent, quelle que soit la nature de la leçon, ou au contraire sont-ce toujours les mêmes leçons qui font bâiller tous les élèves ?)
 
Pour résoudre ces questions, il importerait que des instituteurs, et tous ceux qui ont l'occasion de suivre des enfants, veuillent bien consigner tous les cas de bâillement qui se présenteront à eux, en notant entre autres les points suivants
 
Bâillement avec ou sans étirement ?
Etirement sans bâillement ?
Age du bâilleur. (Noter chez les nouveau-nés le moment et la forme du premier bâillement.)
Heure de la journée à laquelle se produit le bâillement.
Jour de la semaine, et mois. Temps chaud, froid, etc.
Nature de la leçon, noter s'il s'agit d'une leçon orale ou d'un travail actif. (Les enfants bâillent-ils encore dans l' école active?)
Enfant intelligent ou non. (Bâillement chez les enfants arriérés.)
Enfant paresseux ou zélé.
Conditions sociales du bâilleur (chétif, mal nourri, sommeil troublé).
La crise de bâillement a-t-elle cessé spontanément, et comment (à la suite par exemple d'un renouveau dans la leçon) ? - ou bien a-t-elle cessé à la suite d'une réprimande ?
Bâillement au cours des maladies.
Bâillement des animaux. Chez les chiens, par exemple, le bâillement est-il contagieux ? - Avez-vous vu bâiller des oiseaux, des chevaux, des vaches, etc. ?
(Pour les médecins d'asiles.) Bâillement chez les aliénés.
 
Prière d'envoyer les résultats au soussigné, à F Institut J. J. Rousseau, Genève.
 
J'espère que les pages qui précèdent n'auront pas trop fait bâiller mes lecteurs, mais je leur souhaite, afin que cette enquête donne des résultats féconds, beaucoup d'élèves qui bâillent...!
 
ED. CLAPARÈDE.
 
 
Yawning cale / Estimation des bâillements