MADAME veuve J... âgée de 49
ans, d'une constitution forte et robuste, d'une
stature de corps élevée, d'un
tempérament sanguin , d'un
caractère vif, enjoué, cessa
d'avoir ses règles à l'âge
de 41 ans, à la suite d'un chagrin
occasionné par la mort d'un de ses
enfants. La disparition prématurée
de cet écoulement périodique, ne
l'incommoda presque point; seulement elle
éprouva parfois des chaleurs fugaces
passagères qui se portaient
principalement vers la tête;
symptôme qui affecte la plupart des femmes
dans leurs années critiques, surtout dans
les premiers temps de la cessation de leurs
règles; sous tous les autres rapports ,
madame J... se porta bien depuis cette
époque.
Il y a environ dix-huit mois qu'elle
ressentit les premières atteintes d'un
très violent mal de tête qui revint
par intervalles. Voici ce qu'elle
éprouvait à chaque paroxysme - la
douleur attaquait subitement comme un coup de
foudre, à des heures variées :
elle affectait d'abord l'os maxillaire et celui
de la pommette, s'étendait sur les deux
arcades dentaires, sur toutes les dents
supérieures et inférieures du
côté droit, sur toute la
mâchoire du même côté,
depuis la symphyse du menton jusqu'à
l'angle de cette mâchoire; et , à
son articulation, sur l'oreille externe et
interne, sur la tempe, sur l'il qui se
retirait, devenait rouge et larmoyant; sur
l'aile et toute la partie droite du nez, sur la
partie correspondante du front, enfin, sur
toutle côté droit de la tête,
depuis la racine du: nez en montant sur le
vertex, et descendant jusqu'au bas de l'occiput;
de manière que cette affection partageait
précisément toute la tête en
deux segmens égaux, dont l'un
était douloureux et l'autre indolent. Les
douleurs, d'après la relation de la
malade étaient extrêmement
aiguës et presque intolérables;
elles étaient tantôt
brûlantes tantôt déchirantes,
tantôt lancinantes. Les accès
pendant les premiers mois duraient quarante-huit
heures consécutives et ce qu'il y a de
singulier, ils cessaient
précisément à la même
haure qu'ils avaient commencé deux jours
avant. Pendant ces accès madame J... ne
pouvait se tenir au lit; elle passait les nuits
dans un fauteuil, parce que son mal ne lui
permettait pas d'appuyer sa tête, et que
d'ailleurs en essayant de se coucher, elle
éprouvait un serrrement violent à
la gorge. Toutes les parties occupées par
la douleur étaient d'une
sensibilité excessive
Joue et nez ne permettaient pas le moindre
attouchement; il y existait un
trémoussement convulsif; toute la face du
côté malade devenait rouge; la
rougeur se répandait même jusque
sur le côté sain. Lorsque les
accès se terminaient, la disparition de
la douleur était aussi prompte qu'avait
été l'installation. Alors madame
J... pour me servir de sa propre expression,
n'était plus la même personne; il y
avait entre sa situation et celle où elle
avait été un instant avant, la
même différence que celle qui
existe entre l'état d'une personne bien
portante, et celui d'une autre qui est
très malade. Dans les premiers temps, ces
accès ne revenaient que tous les mois,
duraient alors, comme je l'ai dit, pendant
quarante huit heures; ils revinrent ensuite tous
les quinze jours, mais ils étaient aussi
de la moitié moins longs. Quelques mois
après, Madame J ... éprouva des
accès tous les huit jours, puis tous les
deux jours enfin presque tous les jours. A
mesure qu'ils se rapprochaient , ils diminuaient
proportionnellement en longueur, la violence de
la douleur était toujours la
même.
Je fus appelé pour donner des soins
à madame J. après huit mois de ses
soufrances: elle eut, la patience incroyable de
les supporter pendant un temps aussi long sans
faire aucun remède ; elle croyait d'abord
que son mal n'était qu'une fluxion
qu'elle pensait devoir se passer
d'elle-même; elle m'assura que si elle
avait eu quelques dents gâtées du
côté malade, elle les aurait
certainement fait arracher parce qu'elle aurait
naturellement attribué ses douleurs aux
dents cariées. elle m'avoua, de plus,
qu'un médecin avait été
consulté sur sa situation, par une tierce
personne; que l'avis de médecin fut que
sa maladie consistait dans une crampe qui se
passerait; qu'aucun médicament ne lui
avait été conseillé.
Corvisart par Ricord Académie
de médecine
Je ne pus rien découvrir,
malgré toutes mes recherches sur la vraie
cause de cette affection douloureuse. Voici le
traitement que j'employai: madame J... fut
purgée; j'avais conseillé qu'elle
se fit appliquer des sangsues à l'anus;
cette application n'eut pas lieu, parce que la
malade en avait une extrême
répugnance. J'ordonnai des bains de
jambes, et tous les soirs un calmant
préparé avec un grain d'extrait
aqueux d'opium ; l'usage quelque temps suivi de
ce calmant ne procura aucune diminution notable
dans les douleurs. Je fis appliquer un
vésicatoire sur le bras gauche, dont la
suppuration fut entretenue pendant six semaines.
Enfin je fis prendre à madame J... des
pilules composées d'extraits de jusquiame
noire et d'oxyde de zinc sublimé, qui
m'avaient réussi dans une affection
doulouruse dont j'ai donné l'observation
dans ce journal (cahier de novembre 1811).
Il est aisé de voir, en relisant
cette observation, qu'il existe une bien grande
conformité entre la maladie de la fille
qui en est le sujet et celle de madame J... dont
je viens de donner l'histoire. Il n'y a de
différence entre les deux cas, qu'en ce
que les douleurs, dans l'un, occupait tout le
côté droit de la tête; tandis
que, dans l'autre, elles n'affectaient qu'une
partie circonscrite de la face: que dans l'un,
les accès étaient beaucoup plus
longs, et avaient des intervalles beaucoup plus
grands, ce qui n'en change pas l'essence; mais
dans les deux cas, la nature, la force, la
violence des douleurs, la manière dont
les accès attaquaient et disparaissaient
étaient absolument les mêmes. Cette
ressenblance était suffisante pour
m'engager à prescrire à madame
J... les pilules auxquelles j'avais lieu
d'attibuer la guérison de ma
première malade.
Les pilules ordonnées à madame
J... furent chacune d'un grain d'extrait de
jusquiame et autant d'oxyde de zinc. Cette dame
en prit une le matin à jeûn, et une
autre le soir vers cinq ou six heures. Elles
furent progressivement portées jusqu'au
nombre de dix pour chaque dose, en augmentant
tous les jours d'une matin et soir. Pendant les
premières semaines, ces pilules ne
produisirent pas un changement bien
marqué dans la situatuon de madame J...;
mais ensuite les douleurs diminuèrent
notablement, les accès devinrent moins
fréquents (car dans les derniers temps
ils furent presque journaliers), et disparurent
enfin au bout de cinq à six semaines.
Quelques temps après cette disparition,
les douleurs ménacèrent de se
réveiller et de se porter sur le
côté opposé de la face; mais
ce fut une vaine alarme; le tout se borna
à de faibles ressentiments qui n'eurent
aucune suite. Enfin, madame J...,
entièrement quitte de ses douleurs
à la tête n'éprouva plus,
que par intervalles, quelques picotemens,
quelques élancements sous l'aisselle
droite et jusqu'à
l'extrêmité des doigts. Cette dame
continua ses pilues plus de deux mois; on en
diminua la dose graduellement, ainsi qu'on
l'avait augmentée: depuis plus de cinq
mois elle n'a plus eu le moindre ressentiement
de son mal, qui aduré pendant plus d'un
an; et elle jouit aujourd'hui d'une excellente
santé que tout présage devoir
être constante.