C. Philibert, K. Sauveplane, V.
Pinzani-Harter, D. Hillaire-Buys
et l'ensemble des centres de
pharmacovigilance
Le bâillement est un comportement
stéréotypé complexe
décrit depuis l'Antiquité, dont la
signification physiologique semble être la
stimulation de la vigilance et le maintien de
l'éveil (1). D'un point de vue social, il
est porteur d'une signification d'ennui ou de
fatigue. En réalité, il peut
survenir au cours de processus physiologiques
(faim, hypoglycémie, somnolence, etc.) ou
pathologiques (pathologies neurologiques,
infectieuses, métaboliques,
psychiatriques) [2]. Différents
neurotransmetteurs sont impliqués, comme
la dopamine, l'acétylcholine, la
sérotonine, ainsi que des
neuropeptides.
Quelques bases de la neuropharmacologie du
bâillement seront ici rappelées
avant d'aborder la description du rôle du
médicament dans la survenue de
l'excès de bâillement.
Le bâillement est un acte involontaire
et paroxystique d'une durée de 5 à
10 secondes se divisant en 3 phases: phase
active inspiratoire (4 à 6 s) acmé
bref (2 à 4 secondes), phase passive
expiratoire (1). Le bâillement survient le
plus souvent en salves de 2 ou 3 cycles et peut
être accompagné
d'étirements. Une fois initié, le
bâillement pas être
arrêté mais peut être
moduLé (ouverture de la bouche,
contraction du visage, etc).
Lors de variations de pression (vol
aérien, plongée sous-marine), le
bâillement aide à recouvrer
l'audition et soulage les douleurs auricutaires.
Sa pratique en relaxation procure une
détente édénique (1).
Les principales étiologies
physiologiques ou pathologiques du
bâillement sont décites dans le
tableau (2, 3). L'excès de
bâillements c'est à dire des salves
répétées pluriquotidiennes,
faites de 20 à 50 bâillements
successifs, est la cause la plus
fréquente de luxation de la
mâchoire ey peut déclencher des
névralgies ou des dystonies, voire des
accidents ischémiques transitoires
(2).
Rappels neuropharmacologiques
Le bâillement nécessite la mise
en jeu de plusieurs zones du système
nerveux central. Ce phénomène
naît au niveau du tronc
cérébral, dans des structures
archaïques communes à tous les
vertébrés. Il fait intervenir
différentes structures anatomiques
cérébraIes: le néocortex,
le tronc cérébal et l'hippocampe.
Les centres nerveux impliqués sont le
centre bulbaire inspiratoire, les 7e, 10et 12
paires de nerfs crâniens et les nerfs des
muscles inspiratoires. La neuropharmacologie du
bâillement est complexe et non encore
totalement élucidée.
L'acétylcholine est l'effecteur au
niveau musculaire. La dopamine, l'ocytocine et
les acides aminés excitateurs sont les
neuromédiateurs déclenchant le
bâillement au niveau du noyau
paraventriculaire de l'hypothalamus. Leur action
est modulée par la sérotonine,
l'acide gamma-aminobutyrique (GABA),
différents neuropeptides et les hormones
sexuelles dont la testostérone en
particulier. Cette activité neuronale est
soumise à l'action du monoxyde d'azote
(NO) par le biais de la NO synthétase (2,
3). De façon synthétique, les
principales voies qui ont été
identifiées comme impliquées dans
la survenue du bâillement sont: 2 groupes
de neurones ocytocinergiques du noyau
paraventriculaire se projetant dans l'hippocampe
d'une part et dans la région
bulbopontique d'autre part, les neurones
mélanocortiques activés par le duo
ACTH/MSH (Adrenocorticotropin-Melanocyte
Stimulating Hormone) et la LH-RH (Luteinizing
Hormone-Releasing Hormone), l'activation directe
des neurones cholinergiques de l'hippocampe et,
enfin, une voie d'activation
sérotoninergique. Certains auteurs ont
montré que l'acétytcholine
était le neurotransmetteur effecteur
final commun à tous les mécanismes
déclenchant le bâillement
pharmacoLogiquement induit (1, 3). Les voies de
signalisation impliquées dans la
genèse du bâillement sont
schématisées dans la figure.
Causes
Principales
pathologies
Neurologiques
Migraine, m de Hungtington,
tumeurs cérébrales,
épilesies, narcolepsie,
hypertension intracrânienne,
AVC, mal des transports, malaise
vagal.
Psychiatriques
Hystérie,
dépression
Iatrogéniques
voir texte
Infectieuses
Encéphalites
Métaboliques
hypoglycémie,
dysthyroïdie,
acido-cétose, comas
Gastro-intestinales
ulcère, reflux
Physiologiques
faim, enni, somnolence,
réplication
Bâillements
iatrogènes
Il n'est pas évident d'établir
une Liste de médicaments pouvant
être à l'origine de
bâillements puisque bâiller
constitue un acte physiologique et que la
frontière entre bâillements normaux
ou excessifs est floue.
Entre janvier 1985 et octobre 2010, 39 cas
de bâillements ont été
enregistrés dans la Base nationale de
pharmacovigilance sur 395 797 notifications
(0,01 %).
Cet effet n'a pas de déterminisme
homme/femme puisque le sex-ratio est de 1,01
avec une médiane d'âge de 41 ans
(2-88).
Les classes pharmacologiques les plus
fréquemment rencontrées sont les
inhibiteurs sélectifs de la recapture de
[a sérotonine (ISRS) [15
cas], suivis des opiacés au cours de
syndromes de sevrage (morphiniques et
apparentés: 4 cas), des agonistes
dopaminergiques (lévodopa,
antiparkinsoniens: 3 cas), des antiarythmiques
(3 cas) et des anesthésiques
(xylocaïne, lidocaïne: 3 cas). On
retrouve quelques cas isolés sous divers
traitements: 1 myorelaxant d'action centrale
(baclofène), 1 neuroleptique
(zuclopenthixol), 1 antimigraineux
(zolmitriptan), des antidépresseurs
divers (clomipramine, toloxatone) et des
benzodiazépines (buspirone,
prazépam). On retrouve également
des cas isolés sous
isotrétinoïne, immunoglobulines
d'origine humaine, follitropine alfa et
atorvastatine.
Le délai médian d'apparition
du bâillement par rapport à
l'introduction du médicament est de 48
heures (10 minutes-5 mois).
Parmi ces 39 cas, on retrouve 4 cas graves
ayant conduit à une hospitalisation ainsi
que 1 cas sérieux de surdosage
involontaire ayant nécessité un
lavage gastrique et 1 cas de luxation de la
mâchoire.
L'évolution de cet effet
indésirable est une guérison sans
séquelle dans 28 cas - après
arrêt du traitement dans 23 cas et
malgré sa poursuite dans 5 cas (1 cas a
fait l'objet d'une diminution de la posologie
ayant pour conséquence une
régression des bâillements). Dans 8
cas, le patient n'était pas encore
rétabli lors de la notification
(traitement arrêté dans 3 cas et
poursuivi dans les autres cas). Enfin, 3
évolutions sont inconnues, les dossiers
manquant d'informations.
Parmi ces 39 cas rapportés, on
retrouve 5 cas de réintroduction
positive: 2 cas avec des antidépresseurs
(clomipramine et sertraline), 1 cas avec un
antimigraineux (zolmitriptan), 1 cas avec un
agoniste dopaminergique, 1 cas sous hormone
sexuelle.
Une synthèse de la littérature
fondée sur une consultation de la base de
données Medline répertorie 428
articles scientifiques dont 17 articles de revue
de la littérature concernant le
bâillement iatrogène. Les classes
thérapeutiques principalement
incriminées sont les
antidépresseurs et en particulier les
ISRS, les agonistes dopaminergiques
(apomorphine, agonistes dopaminergiques
prescrits dans la maladie de Parkinson).
On retrouve 11 cas publiés de
bâillements sous ISRS: fluoxétine
(3 cas), duloxétine (2 cas)
paroxétine (2 cas), escitalopram (2 cas),
sertraline (1 cas), et venlafaxine, inhibiteur
de la recapture de la sérotonine et de la
noradréna(ine (1 cas) [4-10]. Ces
cas publiés concernent 6 femmes pour 5
hommes avec un âge médian de 38 ans
(21-62). Le délai médian de
survenue est de 10 jours (1-60). L'excès
de bâillements (salves
répétées pluriquotidiennes
de 20 à 50 bâillements successifs)
survient préférentiellement le
matin, après une prise au cours du petit
déjeuner, et diminue en intensité
dans l'après-midi. Il n'est
accompagné dans aucun cas de sensation de
faim ou d'envie de dormir (7). Les patients
n'ont pas d'antécédent d'insomnie
ni d'autres troubles du sommeil. L'arrêt
de la thérapeutique évolue vers
une guérison sans séquelle dans
tous les cas, soit à l'arrêt du
traitement (5 cas), soit après
réduction de la posologie (6 cas). Pour 2
cas, on observe une réadministration
positive dont 1 cas avec un autre ISRS
(citalopram) [4].
Parmi les cas publiés, il existe pour
2 observations d'autres signes cliniques
associés à la survenue des
bâillements excessifs;
1°) Le premier cas est relatif à
un dysfonctionnement de l'articulation
temporomandibulaie accompagné de douleurs
chez une femme de 23 ans traitée pour des
crises de boulimie par fluoxétine (5).
Les bâillements apparaissent 5 jours
après le début du traitement
à la fréquence de 5 à 10
par jour pour s'amplifier en intensité et
en fréquence jusqu'à l'apparition
de douleurs 1 mois plus tard. L'atteinte de
l'articulation a été
objectivée par un examen odontologique et
des radiographies de la mâchoire.
2°) Le second cas marquant est la
survenue de bâillements excessifs
accompagnés d'orgasmes spontanés
chez une femme de 30 ans traitée pour une
dépression modérée par de
la fluoxétine (6). L'arrêt du
traitement permet la régression de
l'ensemble de la symptomatologie. La
réadministration est positive confirmant
l'imputabilité vraisemblable de la
fluoxétine dans la survenue de ces effets
secondaires. Pour ces 2 cas, la symptomatologie
est survenue au cours de l'augmentation de
posologie de 20 mg/j à 40 mg/j.
L'apparition de bâillements excessifs
semble donc être dose-dépendante,
ce qui a également été
rapporté pour d'autres molécules
telles que la paroxétine, l'escitalopram
et la venlafaxine (8-10). Le mécanisme
évoqué est lié à
l'augmentation de l'activité
sérotoninergique au niveau
cérébral jouant un rôle
activateur dans la genèse du
bâillement (10). Gallup et al.
évoquent une hypothèse soumise
à un effet de la sérotonine sur la
thermorégulation. Le sujet semble
lié à controverse et le
mécanisme exact reste mal
élucidé (11, 12).
Bertschy G et al. ont également
rapporté 2 cas de bâillements
très fréquents et de
manifestations d'excitation sexuelle sous
clomipramine, un antidépresseur
tricyclique ayant une action inhibitrice
présynaptique sur la recapture de la
sérotonine et de la noradrénaline
(13). Le premier cas concerne une femme de 29
ans dont les effets disparaissent
consécutivement à une
réduction des doses. Le second cas est
celui d'un homme de 37 ans présentant une
attaque de panique avec éjaculation
spontanée suivie de bâillements
fréquents accompagnés d'une
sensation de plaisir sexuel.
II convient de souligner que ces effets sont
d'une part exceptionnels et d'autre part
paradoxaux puisque ['effet dépresseur
de la libido est documenté pour la
clomipramine et que les troubles de la fonction
sexuelle dont l'anorgasmie sont décrits
pour tes ISRS. Si certains auteurs avancent un
mécanisme idiosyncrasique lors de la
survenue de ce type d'effet, d'autres
hypothèses peuvent être
envisagées comme l'implication de la
dopamine dans la genèse de
bâillements (13).
En effet, des bâillements peuvent
être obtenus chez l'homme après
administration d'apomorphine à faible
dose, cet effet disparaissant pour des doses
plus élevées (14).
L'hypothèse selon laquelle les
bâillements sont liés à la
stimulation des récepteurs
dopaminergiques est soutenue par le fait que
l'administration d'halopéridol,
neuroleptique bloquant les récepteurs D2
striataux pré- et postsynaptiques,
supprime les bâillements. Dans la maladie
de Parkinson, la perte des neurones
dopaminergiques lors de la
dégénérescence de la voie
nigrostriée rendrait compte de la faible
fréquence du bâillement
spontané chez ces patients. Les
antiparkinsoniens agonistes dopaminergiques tel
l'apomorphine ou le piribédil
témoignent du début de leur
efficacité par l'apparition de
bâillements répétés
(1, 15).
Certaines autres classes pharmacologiques
sont également citées dans la
littérature au travers
d'expérimentations animales telles que
les anticholinestérasiques et l'ACTH, ou
par le biais de cas cliniques (les inducteurs de
l'ovulation et les hormones sexuelles, les
anesthésiques - lidocaïne, propofol
- et le valproate de sodium) sans que les
mécanismes de survenue en soient
clairement identifiés (1-3, 16-18).
Le rôle des neurones cholinergiques
dans la médiation du bâillement a
été suggéré par une
augmentation dose-dépendante de la
fréquence des bâillements lors de
l'administration de doses croissantes
d'inhibiteurs de
l'acétylcholinestérase ou
d'agonistes directs des récepteurs
muscariniques chez le rat (16).
Enfin, les bâillements sont bien
décrits au cours des syndromes de sevrage
aux opïoides. L'activité inhibitrice
de la morphine sur les bâillements induits
par stimulation des récepteurs
cholinergiques et dopaminergiques D2 a
été mise en évidence chez
le rat par l'injection de bromocriptine,
physostigmine et pilocarpine à doses
croissantes (19). Cet effet est annulé
par l'administration de naloxone laissant
à penser que la morphine inhibe les
bâillements en se liant à des
récepteurs aux opïoides en aval des
récepteurs cholinergiques et
dopaminergiques D2. De même, des
bâillements ont été
observés au cours d'un syndrome de
sevrage au tramadol (20). Un mécanisme
mixte peut ici être évoqué
avec une action sur les récepteurs
opïoides d'une part ainsi qu'une inhibition
de la recapture de la sérotonine et de la
noradrénaline d'autre part.
Conctusion
Le bâillement a longtemps
été considéré comme
un phénomène négligeable,
les recherches neurobiologiques sur le sujet
datant d'une vingtaine d'années. Cet
effet indésirable est d'ailleurs
très rarement répertorié
encore aujourd'hui dans les recommandations
communes des produits de santé.
De même, l'excès de
bâillements comme effet iatrogène
est sous-déclaré (39 notifications
sur 25 ans). En effet, les bâillements ont
plus souvent tendance à être
expliqués en tant que
phénomène physiologique ou par la
maladie elle-même plutôt que par le
traitement. Pourtant, l'arrêt du
médicament ferait disparaître ce
symptôme pouvant altérer la vie
sociale des patients.
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