- Depuis quelques semaines, Vittel a mis en
place une campagne d'affichage sur Paris qui
montre, en gros plan, des gens bâiller. La
campagne agit en deux temps, l'un (le teasing) a
commencé par juste montrer des visages
bâillant, l'autre (la
révélation) a fini par apposer sur
ces images le logo et le slogan de la
marque :
« reVittelisez-vous ».
-
-
- Comment et pourquoi vous êtes-vous
intéressé au
bâillement ?
-
- Je suis médecin
de campagne depuis 30 ans. J'ai
commencé à m'intéresser au
bâillement après avoir
été consulté par un homme
importuné par des salves de 10 à
20 bâillements
répétées plusieurs fois par
jour. Je n'ai pas su trouver la solution
et ai alors commencé une quête
d'informations, très peu fournies
à l'époque. Seul le neurologue
le dr J.
Barbizet avait publié un article en
1958.
-
- Que vous inspire, au juste, l'utilisation
du « bâillement » dans
une publicité commerciale ? Cela
vous étonne-t-il ?
-
- Pour moi, le bâillement est un acte
d'allure réflexe ayant une origine au
niveau de l'hypothalamus
et du tronc cérébral,
extériorisant l'action de contractions
musculaires sur les mécanismes de
l'homéostasie de l'éveil, de la
satiété et de la
sexualité.
-
- Je ne comprends pas l'image qui lierait le
bâillement avec l'eau. Implicitement
bâillements = fatigue et de façon
simpliste eau minérale = stimulation.
C'est aussi faux que de penser que l'eau fait
maigrir comme les publicités
antérieures l'insinuaient.
-
- J'avais vu en Hollande lors
d'élections une publicité de
dénigrement du premier ministre
bâillant lors d'une séance au
parlement. En France, Raymond Barre a
laissé cette réputation de
bâiller en séance. Je pense qu'un
orateur a trois types d'écoutants, ceux
qui suivent avec attention, ceux qui dorment, et
ceux qui bâillent, c'est à dire
qu'ils luttent pour ne pas s'endormir. C'est un
signe pour l'orateur d'améliorer la forme
et l'intérêt de ses propos....
-
- En scandant le slogan performatif
« reVittelisez-vous », la
célèbre marque d'eau
minérale semble condamner le
bâillement. Bâiller est-il vraiment
un signe de fatigue, une fatigue à
laquelle l'apport d'eau peu
remédier ?
-
- Le bâillement stimule l'éveil,
la vigilance ce que l'eau minérale ou du
robinet n'a aucun pouvoir de faire.
-
- Ici la pub, qui fantasme depuis toujours
de pouvoir conditionner nos comportements, joue
de toute évidence sur la
caractéristique majeure et
mystérieuse du bâillement, à
savoir qu'il communicatif, voire
« contagieux ». Qu'en est-il
?
-
- Je ne vois pas le lien entre cette pub et la
réplication
(ce n'est pas une contagion, rien ne se transmet
matériellement). La réplication
appartient au registre des hominidés
capables d'empathie, c'est à dire de la
capacité à décoder
l'état émotionnel de l'autre. La
réplication du bâillement semble
être un élément de mise
à niveau des niveaux d'éveil dans
des situations peu stimulantes, transport en
commun, salle d'attente. je ne vois pas en quoi
l'eau intervient dans ce processus.
-
- En tout cas, boire n'a jamais empêcher
de bâiller sauf pendant le temps de la
déglutition.
-
- Comment cette
« contagion »
opère-t-elle ? Une image fixe
représentant quelqu'un qui bâille
comme le font ces affiches est-elle suffisante
pour déclencher le bâillement de
qui la contemple ? Les publicitaires
auraient-ils, dans ce cas, réussi leur
coup en nous mettant « en
condition » de
bâillement ?
-
- Il semble que la personnalité joue un
rôle dans la sensibilité au
bâillement d'autrui. Les empathiques
y sont très sensibles, les
schizoïdes très peu. Une image fixe
peut, mais rarement et pas chez tout le monde,
déclencher des bâillements. Mais il
est certain que lire un texte sur le
bâillement fait bâiller. De nombreux
visiteurs de mon site m'en ont fait part !
-
- Le mimétisme qui est en jeu dans
le bâillement est-il un comportement
social ? Si oui, peut-on dire que
bâiller est un
« geste » créateur de
lien social ?
-
- Il ne faut pas confondre empathie
et sympathie. La réplication du
bâillement n'implique aucune connaissance
de l'autre, ni de reconnaissance explicite
d'aucune nature. Ce n'est pas un
mimétisme ni une imitation, il n'y a
aucun effet de la volonté, ni
désir de faire bâiller l'autre, ni
de capacité à empêcher le
déroulement du bâillement si on
reçoit cette réplication.
-
- Ce n'est pas un créateur de lien.
Chez les macaques, il semble que les
bâillements plus fréquents du
mâle dominant participe d'une
ritualisation comportementale permettant
d'afficher face aux autres mâles le statut
de dominant, c'est à dire d'avoir plus de
chances de transmission de ses gênes. Mais
pas chez l'Homme où cette
caractéristique n'existe pas.
-
- En même temps, on éprouve un
inexprimable sentiment de bien-être
lorsqu'on bâille, qui nous coupe du monde
extérieur. D'où cela
vient-t-il ? Bâiller est-il donc pas
un acte « hédoniste »
et régressif ?
-
- Le bâillement est une forme
limitée au cou et à la face
d'un étirement
généralisé des muscles
antigravitaires qui se nomme pandiculation.
L'information en retour des muscles vers le
cerveau stimule l'éveil mais implique
aussi le système de récompense (
cela s'appelle l'interoception).
Dans ces mécanismes neurobiologiques, la
dopamine intervient comme dans tous les
mécanismes du plaisir (structures
anatomiques : hippocampe, amygdale, lobe
frontal, système limbique) tels
l'orgasme, l'effet des drogues licites ou
non.
-
- La plainte de bâillements incomplets
m'est fréquemment formulée. Elle
participe à l'anhédonisme, qui
entre dans le cadre de l'anxiété
et la dépression. Les techniques
comportementales telle la relaxation permettent
la résurgence du plaisir d'un bon
bâillement.
-
- Bâiller exprime-t-il notre part
animal ou notre part typiquement
humaine ?
-
- Bâiller est un comportement phylogénétiquement
très ancien puisque déjà
présent chez les reptiles; il se remarque
autant chez les oiseaux que les poissons... Son
origine ontogénique est très
précoce vers
12-13 semaines de grossesse chez l'Homme.
Quand je dis l'Homme j'embrasse toutes les
femmes ! Rien de spécifiquement
humain. Ce qui nous est spécifique c'est
notre capacité à
réfléchir à nos
bâillements... comme à nos autres
comportements sans pouvoir pour autant nous
empêcher de bâiller. La
réplication du bâillement n'est
retrouvée que chez les hominidés,
qui ont développé (d'un point de
vue évolutionniste darwinien) ce que les
anglosaxons nomme Theory
of mind sans traduction satisfaisante en
français.
-
- Finalement, cette pub ne met-elle pas,
malgré elle, le doigt sur un tabou ?
Les convenances sociales de bonne tenue et
l'impératif économique qui
gouverne nos vies dans les grandes villes du
système néolibéral
(« Plus ton travail te monopolise et
te speede, plus tu es sublime ») nous
interdisent plus ou moins de bâiller
ouvertement. Bâiller c'est
contre-productif, c'est mettre tout à
coup en parenthèse
(enchantée ?) le cours
effréné du monde et de nos vies
modernes pour souffler
-
- Bâiller n'a rien de contre productif.
Au volant sur
une autoroute, les bâillements
répétés sont un signe de la
lutte contre l'endormissement, une alarme
à prendre en compte pour arrêter au
plus vite de conduire au risque de s'endormir au
volant.
-
- Suivant les cultures
(Inde, Moyen Orient) la signification est
différente : peur de voir des esprits
entrer dans le corps ou au contraire des
éléments de l'âme quitter le
bâilleur. La main devant la bouche est une
sécurité contre les entrée
sou les sorties!!!!
-
- La vie que vous qualifiez de speed est
génératrice de bâillements.
La faute à Edison est d'avoir
perturbé les rythmes biologiques
circadiens auxquels pourtant personne ne peut se
soustraire sinon à en perdre la
santé ou en mourir, comme personne ne
peut se soustraire au bâillement, avec ou
sans Vittel. Mais en fait cette victime de la
pub "vit-elle?"
-
-
- On se prend presque à rêver
que cette pub ait l'effet inverse de celui
escompté, qu'elle nous réveille et
nous fasse lâcher prise en
déclenchant une orgie de
bâillements, une sorte de grand
court-circuit dans notre quotidien collectif
réglé comme du papier à
musique ! Qu'en
pensez-vous ?!
-
- Je serais ravi que cette
pub fasse s'interroger sur le
bâillement plus que sur l'eau
minérale dont personne n'a besoin, l'eau
du robinet lui étant bien
supérieure.
-
- Car finalement, si l'on résume, on
découvre que la pub nous inculque une
dangereuse « inversion des
valeurs ». En reprenant vos propos et
ceux du philosophe Alain que vous citez sur
votre site, on s'aperçoit en effet que le
bâillement n'est pas le signe d'une
vitalité « en crise »
mais plus celui d'une « reprise de
santé » d'une
« revanche de la vie » qui
s'autorégule face au stress et aux
carences que lui inflige
Comme elle en a
l'habitude, la pub essaie de nous faire croire
que nous sommes des êtres fragiles et
perpétuellement en manque pour nous faire
consommer alors que tout est en
nous
-
- bravo Alain
qui n'a pas connu la pub actuelle.
- Le propre de la pub est de faire croire que
le superflu est indispensable alors que son
honneur devrait être de faire
réfléchir.
-
- Vous dites que bâiller c'est la
vie, mais c'est donc, en vertu de tout
ça, si on l'assume et le comprend,
« une voie du Bonheur »,
non ? On dirait presque que le
bâillement est chez vous partie prenante
d'une certaine philosophie, mystique ou
conception poétique des choses. Qu'est-ce
que « la découverte et
l'apprentissage » du bâillement
vous ont appris ?
-
- Le bâillement ouvre les yeux sur la
Vie depuis l'embryologie, l'éthologie, la
neurophysiologie, les sciences neurocognitives.
etc.. car
-
- La Vie s'est reproduire la Vie, c'est sa
seule finalité. Il faut donc trois
comportements universels et seulement trois :
survivre en étant adapté aux
alternances jour nuit de la rotation de la Terre
(face aux prédateurs, être en
éveil), se nourrir, se reproduire. Et
bien à chacun de ses mécanismes
est associé une forme de
bâillements. Non pas que le
déroulement en soit différent,
mais les mécanismes déclenchants
diffèrent dans un seul but optimiser le
comportement associé.
-
- Tout cela et bien d'autres choses sont
à découvrir sur http://www.baillement.com
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-
-
- Pour La
Science
- A lire, page 66,
dans le numéro 312, d'octobre
2003
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