Le bâillement (du latin
« badare », ouvrir la bouche) est un
geste complexe d'origine réflexe ou semi
volontaire, dont la signification est multiple.
Décrit par Hippocrate comme «une
échappée de vapeur
précédant les
fièvres», il n'a au cours des
siècles retenu l'attention que de
quelques auteurs : Gallien, puis Oribase,
puis au siècle dernier Charcot
[12]. En 1958, Barbizet
[5] lui a consacré une importante
mise au point. Récemment des travaux
expérimentaux ont indirectement
éclairé d'un jour nouveau les
mécanismes neuro-physiologiques de son
déclenchement. C'est pourquoi il nous a
paru utile de résumer ce que l'on sait
aujourd'hui de ce geste, dont la
réalisation intéresse au premier
chef la sphère ORL, et dont la
sémiologie est peut être à
tort depuis longtemps négligée.
Avant d'envisager l'existence et le
rôle du bâillement dans
l'échelle phylogénique un
préalable est nécessaire :
rappeler le déroulement de ce geste.
Description du
bâillement:
Le bâillement dans sa forme
complète est un acte involontaire
comprenant trois phases : une longue
inspiration, un acmé bref, puis un
mouvement expiratoire rapide.
1 - La phase inspiratoire est active. Elle
comprend, pendant 4 à 6 secondes, une
ouverture lente, progressive et large de la
bouche (allant parfois jusqu'à la
luxation mandibulaire), une ascension du voile
du palais provoquant une occlusion brève
du rhinopharynx, une ouverture des ailes
narinaires, une dilatation du pharynx, avec
bascule en bas et en arrière de la
langue, attirée par la contraction des
muscles sous-hyoïdiens, et l'os hyoïde
peut descendre jusqu'au niveau de C7.
Simultanément le larynx s'abaisse et
s'ouvre avec abduction maximale des cordes
vocales, abaissement diaphragmatique et
ampliation thoracique marquée. Tout ceci
s'accompagne d'une inspiration profonde, par
voie buccale essentiellement,
légèrement bruyante, tandis que le
sujet éprouve une sensation subjective de
claquement dans les oreilles et une hypoacousie
fugace des sons de basse fréquence, due
probablement à la contraction des
dilatateurs de la trompe d'Eustache et à
l'irruption de l'air dans la caisse du
tympan.
2 - L'acmé comprend, pendant 2
à 4 secondes, une contraction des muscles
de la face et du cou avec occlusion
forcée des yeux, contraction des
dilatateurs de la bouche, des extenseurs du cou,
et parfois même du tronc. Il s'y associe
une hypersécrétion lacrymale et
salivaire brutale. A ce stade, les informations
sensorielles, visuelles, auditives, et
même proprioceptives, peuvent être
masquées ou abolies pendant un bref
instant par la fermeture palpébrale,
l'hypoacousie et l'étirement musculaire
maximal. Ces phénomènes
paroxystiques isolent le sujet du monde
extérieur en une sorte de brève
perte de conscience particulièrement
« agréable ». C'est cette
charge hédonique qui a conduit certains
à qualifier de mini orgasme cette phase
intermédiaire du bâillement, et les
relations unissant érection et
bâillement, mises en évidence par
l'expérimentation animale, apportent
à cette interprétation un appui
objectif.
3 - La phase expiratoire, interrompt
brusquement l'acmé. Elle est passive,
bruyante, assez rapide, accompagnée d'une
relaxation de tous les muscles concernés
au cours de la première phase. La bouche
se referme et le larynx reprend sa place
habituelle. La sensation subjective de
bien-être, entamée lors de
l'acmé, est alors là consciente et
évidente. Ainsi, le bâillement dans
sa forme complète, nécessite-t-il
une synchronisation complexe impliquant de
nombreux muscles et voies nerveuses. De plus ce
réflexe est en partie modulable par la
volonté, ce qui le distingue des autres
actes réflexes : l'ouverture de la bouche
et la participation thoracique, ainsi que les
composantes faciales peuvent être
inhibées par un effort de volonté.
Mais il persiste toujours l'acmé, si bref
soit-il, et la contraction des muscles faciaux
et sous-hyoïdiens avec dilatation
glottique, ces deux derniers
éléments constituant alors les
seuls signes objectifs du bâillement.
Enfin, souvent, ce comportement survient par
accès de deux ou trois épisodes
d'intensité croissante,
Le
bâillement dans l'échelle
animale
Le bâillement n'existe que chez les
vertébrés dans la mesure où
il comporte une ouverture des mâchoires et
un mouvement respiratoire. Sa description est
intéressante parce que sa signification
varie selon les classes. Ses fonctions
multiples, expression de la fatigue, remplissage
des voies respiratoires, étirement
musculaire, mais aussi manifestation de peur ou
d'agressivité, ou élément
du comportement social, peuvent, pour chacune
d'entre elles, s'observer isolément ou
non dans les différentes classes. Elles
se rencontrent au sommet de l'échelle
phylogénique presque toutes
rassemblées et plus ou moins
développées chez l'homme.
Chez les poissons le bâillement
reflète le stress et traduit
l'agressivité. Robins et Phillips
[51], en étudiant le comportement
d'une variété de poissons
territoriaux, observent dans les deux sexes, au
cours de manuvres dissuasives et
d'attaque, une très large ouverture de
bouche, associée à une
augmentation nette du rythme respiratoire, un
déploiement des nageoires et des
membranes branchiales. Récemment Henry et
Atchinson [28] dans une étude sur
la toxicité du cuivre sur les
éco-systèmes aquatiques, ont
montré que la présence de ce
métal entraînait une augmentation
significative de la fréquence des
bâillements dans une «
communauté » de poissons sociaux.
Mais de plus chez les animaux « dominants
» de cette communauté, la
fréquence de ces bâillements
induits était plus élevée
que celle des animaux dominés.
L'hypothèse d'une augmentation de
l'oxygénation sanguine induite par le
bâillement, pourtant nous le verrons
couramment admise, est réfutée
chez les poissons par Rasa [50], qui a
trouvé en 1971, une diminution du flux
aqueux, donc de la quantité
d'oxygène, passant par les branchies lors
du bâillement. Celui-ci aurait donc un
rôle plutôt communicatif ou «
de confort » (détente musculaire
analogue à celle de
l'étirement).
Chez les reptiles, on retrouve aussi une
sorte de bâillement dans les attitudes
d'intimidation lors des états de stress
ou d'agressivité : les mâchoires
sont largement écartées, et pour
Lehmann [38], ce comportement chez le
crocodile est un véritable
bâillement, avec ouverture large de la
bouche et inspiration profonde.
Chez les oiseaux le bâillement
réalise deux fonctions
différentes, geste social de quête,
ou geste d'oxygénation par
étirement. Le bâillement de
quête est déclenché pendant
les premiers jours de la vie par n'importe quel
stimulus. Il aboutit à rendre possible
l'alimentation fournie par les parents. Puis ce
réflexe devient très
spécifique et n'est plus
déclenché que par la seule
présence des parents, tout autre stimulus
entraînant au lieu du bâillement une
réaction de peur. Chez l'oiseau adulte,
les conséquences respiratoires et
circulatoires du bâillement, qui est
souvent associé à un
étirement unilatéral tantôt
d'un côté tantôt de l'autre,
sont vraisemblables mais discutées
(Heymer [30]).
Chez les mammifères toutes les
espèces bâillent. La composante
respiratoire est toujours associée
à la composante buccale, et
l'étirement les accompagne
fréquemment. En fonction des
espèces le bâillement traduit
divers états ou remplit diverses
fonctions. Chez les animaux nomades, vivant en
harde, le bâillement a un rôle de
cohésion sociale très net.
L'individu fatigué bâille pour
indiquer sa fatigue, puis ses
congénères l'imitent en un
bâillement apparemment contagieux qui
conduit le troupeau à s'arrêter
pour dormir, tenant ainsi compte du message
initialement transmis par le premier
bâillement. Chez les bovidés, il
existe un bâillement de flairage qui
conduit la mère après
léchage du liquide amniotique et des
enveloppes embryonnaires à
s'étirer et à bâiller. Ce
comportement peut également être
initié par la perception d'odeur de
charogne (Chenkel et Halder 1972 [13]).
Chez les rongeurs, le bâillement est
très précoce, complet, souvent
associé à un étirement et
lié au comportement sexuel. Chez le rat
et le cobaye, le bâillement est plus
fréquent chez le mâle. Ce sont chez
les rongeurs qu'ont été
effectués la plupart des travaux
récents d'expérimentations
neurophysiologiques. Chez les carnivores, le
bâillement est très courant,
directement en rapport semble-t-il avec la
fatigue, la somnolence et, au moins peut-on le
penser chez les animaux domestiques, en rapport
avec l'ennui. Il n'y a pas chez eux de
différence en fonction du sexe.
Chez les primates, le bâillement est
souvent interprété comme signe de
menace par la plupart des auteurs (Deputte
1980 [18]). Cependant, des études
menées chez le macaque ont permis de
nuancer cette hypothèse, et de distinguer
des facteurs physiologiques et conflictuels,
internes (anxiété) ou sociaux. Les
circonstances de survenue sont très
diverses, et rappellent celles observées
chez l'homme : sommeil, réveil, fatigue,
faim, satiété... De plus, pour
Gautier-Hion [21] son rôle de
protection sociale parait évident, dans
le cas de bâillement de menace, ou de
bâillement survenant lors des situations
inhabituelles potentiellement dangereuses. Le
déroulement de l'acte est très
semblable à celui décrit chez
l'homme. Il peut survenir parfois en salve et
dans toutes les positions de l'animal. Lors des
menaces, les yeux sont ouverts, fixés sur
l'adversaire, les canines découvertes par
activité des muscles zygomatiques, alors
que lors du bâillement passif, les yeux
sont fermés, les lèvres
rétrécies par contraction de
l'orbiculaire, et l'animal se détourne
des autres individus (Deputte 1980
[18]).
Le bâillement est plus fréquent
chez le mâle adulte, d'autant plus que
celui-ci possède un statut de dominant.
Il est rare chez le jeune impubère, bien
qu'il puisse être observé
dès les premiers jours de vie. Il existe
mais il est rare chez la femelle adulte
(Hadidian 1980
[251). Avec l'âge, l'acte semble
progressivement associé à des
situations diversifiées : sommeil,
inactivité, jeux, alerte, modification
environnementale ou dans le comportement des
autres membres de la communauté,
copulation et proximité d'une femelle
sexuellement active, enfin état de
tension et d'agressivité, d'autant plus
que le sujet est mâle et âgé.
En 1987, Louboungou et Anderson [41]
rapportent le premier cas de conditionnement du
bâillement chez les primates : pour les
deux macaques étudiés, une
augmentation significative des bâillements
suivait leur récompense par de la
nourriture. L'arrêt de ce
bénéfice entraînait un
déconditionnement, et sa restauration
faisait réapparaître ce
conditionnement. Ces résultats sont
confirmés par Anderson et Wunderlich
[1]. Ainsi, « l'acte réflexe
» semble bien pouvoir être
modifié volontairement à des fins
sociales. Le rôle du bâillement dans
la conservation de l'individu au sein d'un
groupe, par la contagiosité de l'acte,
semble plausible aussi chez les primates. Cette
induction allomimétique aurait pour but
de ménager la cohésion de la
communauté, et de permettre aux sujets
fatigués ou stressés de donner le
signal du repos.
Le
bâillement chez l'homme
Chez l'homme le bâillement, sans
prévalence évidente en fonction du
sexe, s'observe dès la naissance aussi
bien chez le sujet normal
qu'anencéphalique. Des mouvements
équivalents ont été mis en
évidence par échographie chez le
ftus. Très tôt dans l'enfance
les mouvements d'étirement s'associent au
bâillement. L'éducation
progressivement freine cette composante du
réflexe qui ne se retrouve chez l'adulte
que lorsque la volonté consciente
l'autorise. Les facteurs sociaux y associent
rapidement le geste complémentaire de
porter la main devant la bouche en un mouvement
qui devient automatique. Ce mouvement
additionnel, dicté par la politesse et
qui a comme but primitif d'éviter
à l'entourage une vision directe sur la
cavité buccale du bâilleur et
surtout la projection de postillons par la
contraction associée des muscles lingaux,
possède à lui seul une valeur
sociale.
L'étirement est très souvent
associé au bâillement, une fois sur
deux selon Provine
et coll. [47]. Mais cet étirement
est fréquent juste après
l'éveil, et rare avant l'endormissement.
Cet étirement que l'on retrouve
associé chez beaucoup d'animaux, est
volontiers comparé au
«stretching», technique
utilisée chez les sportifs et en
kinésithérapie pour
améliorer les capacités
d'allongement des muscles.
Le bâillement chez l'homme est en outre
associé à toute une série
de phénomènes dont il est
difficile d'affirmer qu'ils sont la
conséquence fortuite ou l'une des
finalités du bâillement. Ainsi il
existe une tachycardie et une vasoconstriction
périphérique 4 à 5 secondes
après le début de la phase
inspiratoire, maximales au bout de 10 secondes
et durant environ 35 secondes. Ces
réponses sont encore plus importantes
chez les patients atteints de maladie de Buerger
ou de syndrome de Raynaud (Heusner,
[29]). L'augmentation de l'ampliation
des voies respiratoires est un des
phénomènes associés les
plus évidents. On a voulu voir dans le
bâillement la conséquence d'une
hypo-oxygénation cérébrale;
pourtant le bâillement en lui-même
est moins efficace que des mouvements
respiratoires amples et réguliers. De
même l'ouverture de la Trompe d'Eustache
et l'aération de l'oreille moyenne, si
elles concourrent à l'équilibre
des pressions, restent tout à fait
accessoires au regard du rôle essentiel
que possèdent dans ce but les mouvements
de déglutition, beaucoup plus
fréquents que le bâillement. C'est
pourquoi cette fonction respiratoire semble au
total d'importance modérée.
De nombreux autres facteurs
déclenchent le bâillement. Ils
peuvent être antagonistes, comme la faim
ou au contraire la satiété. La
fatigue n'intervient que lorsque le besoin de
sommeil se fait sentir et non pas lorsqu'elle
est secondaire à un travail physique
intense. L'environnement a un rôle
important, d'abord par ses constantes physiques
(chaleur, séjour en altitude,
atmosphère confinée), mais aussi
par tous les facteurs qui diminuent l'attention
(occupation monotone, ou ennuyeuse). Ains
Provine et coll. [47] a montré
qu'il existe, chez des étudiants de 18
ans, une corrélation significative entre
le nombre et la durée des
bâillements survenant pendant deux
situations différentes : lors de la
visualisation d'un film attrayant, ces
paramètres sont inférieurs
à ceux relevés à l'occasion
d'une projection vidéo monotone et
inintéressante. La possibilité de
contagion est soulignée dans une autre
étude, où l'auteur retrouve une
induction du réflexe par la vision
d'autres bâilleurs (55 % des sujets
bâillent en voyant une succession de
bâillements, contre seulement 5 % à
l'observation d'un sourire). De plus, le fait de
lire un récit ayant trait au
réflexe ou simplement d'y penser, le
déclenche facilement. L'importance du
contrôle psychologique est souligné
par la possibilité d'induire le
bâillement en utilisant une technique de
conditionnement visuel ou même imaginaire.
Cependant Laing et
Ogilvie [35] ont montré que
l'éveil cortical mesuré par
électroencéphalogramme ne semble
pas modifié pendant le bâillement,
ni dans les secondes qui le suivent.
Chez l'enfant, le bâillement est aussi
en relation avec les rythmes scolaires et les
habitudes de vie (Koch et coll. [34]).
Lors du passage de l'école maternelle -
peu contraignante - à la première
année de primaire - où se fait
l'apprentissage de la lecture et du calcul qui
nécessitent une attention soutenue et des
efforts mentaux importants - la proportion
d'enfants bâilleurs croit
significativement. L'augmentation a lieu au
début de la matinée (à 9
heures 68 % des enfants bâillent contre 53
% en maternelle) et l'après-midi
(à 14 heures 68 % contre 40 %). La
fréquence évolue aussi
parallèlement : elle serait de 12 par
minutes en maternelle, puis de 30 par minute en
cours préparatoire de première
année. Ces différences pourraient
s'expliquer par la diminution de la durée
du sommeil survenant à cette
période de la scolarité
(suppression de la sieste sans allongement du
sommeil nocturne), par le caractère
fastidieux des tâches et par la diminution
de vigilance post-prandiale survenant en
début d'après midi (Kishida
[33]).
La signification psycho-sociale du
bâillement et sa valeur communicative sont
retrouvées chez l'homme dès
l'enfance. Pour la majorité des auteurs
il s'agit d'un comportement traduisant fatigue,
ennui, somnolence et baisse de vitilance. Le
réflexe est alors analysé en tant
que mode d'expression automatique de
l'état du sujet, comme rire et pleurer le
sont de la joie et de la peine. Pour Provine et
coll. [47-48], le bâillement
associé à l'étirement au
réveil et avant l'action serait un signal
de préparation à celle-ci. En cas
de sommeil ou de baisse de la vigilance la
finalité du réflexe pourrait
être au contraire de donner le signal d'un
besoin de repos, servant à la
conservation et à la cohésion du
groupe social, comme chez certaines peuplades
primitives pygmées. Au cours d'une
conversation, le fait de bâiller acquiert
sa valeur expressive maximale, montrant le
désintérêt et l'ennui du
sujet. Cette valeur peut être
modulée par la volonté en masquant
ou au contraire en majorant avec emphase le
comportement. bâiller enfin serait parfois
un acte de compensation, survenant lors de
situations anxiogènes, d'états de
nervosité voire de peur, ou même
d'une certaine agressivité. Le but du
réflexe serait alors de diminuer
l'attention du sujet, en déplaçant
son énergie ou son angoisse. Cette
hypothèse, inspirée des
études menées chez les primates,
pourrait correspondre à une
finalité du bâillement, que l'on
retrouverait tout au long de l'évolution
depuis le stade des poissons jusqu'à
l'homme, progressivement associée aux
nombreuses autres conséquences
précédemment décrites.
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Le bâillement, du
réflexe à la pathologie
AIM mai 2002