- « Un bon bâilleur en
fait bâiller sept » dit la sagesse
populaire.
- Pourquoi bâillons-nous ?
Quand bâillez devient-t-il une maladie
?
- Tout ce qu'il faut savoir sur un
réflexe pas si banal
Chacun de nous bâille. Ce
réflexe, si banal, a été
négligé par la médecine au
XX°siècle, alors que les neurologues
du XIX° JM Charcot et JE Gilles de la
Tourette le reconnaissait comme signe
sémiologique (7,12). La
psychopharmocologie l'a redécouvert dans
les années 80, en montrant que
l'injection intracérébrale
à la souris ou ou au chat d'ACTH
déclenchait érections et
bâillements en salves. Depuis, tous les
psychotropes sont étudiés au
travers de batteries de tests au sein desquelles
l'effet de la molécule, sur le baillement
induit, par exemple par l'apomporphine
(stimulant dopaminergique), est
étudié (2,5).
Premières
données comportementales
Les psychologues américains,
R Provine, R
Baenninger, ont été les
premiers, dans les années 80, à
étudier scientifiquement ce comportement
(6,11). Les études comportementales
qu'ils ont conduites ont permis de faire table
rase des notions en cours depuis Hippocrate, le
bâillement n'augmente pas
l'oxygènation du cerveau.
Ils ont montré que le bâillement
est associé à la somnolence que ce
soit en état de fatigue à
l'approche de l'endormissement, ou au sortir de
celui-ci au réveil. L'éveil semble
le moment privilégié de
l'association bâillements et
étirements (13).
L'ennui générateur d'une baisse
de la vigilance favorise les
bâillements.
La grossesse, la plénitude gastrique,
ou le jeûne sont des circonstances
où la fréquence des
bâillements augmente.
Le mal des transports (cinétose)
débute par des crises de
bâillements répétés.
De même, lors de l'installation d'un
malaise vaso-vagal, la sensation de malaise
général s'accompagne de
bâillements et de sudation (3,5,8).
Comme il existe de grands et de petits
dormeurs, il existe des bâilleurs rares et
des bâilleurs fréquents. Il
n'existe pas de différence entre les
sexes (à la différence des
primates non humains).
Une gêne
insoupçonnée !
Ces études comportementales ont
été établies sur des
échantillons de quelques dizaines de
sujets, le plus souvent étudiants des
universités américaines (6,13).
C'est pourquoi, il semble intéressant
d'examiner les réponses à un
questionnaire mis en place au niveau du seul
site web exclusivement consacré au
bâillement. Les visiteurs sont anonymes et
ne donnent pas leur âge. Leur visite est
soit le fait du hasard (le surf!) soit
liée à une gêne induite par
leurs bâillements, à laquelle ils
essaient de trouver une explication.
Sur 327 réponses recueillies en six
mois, 23 % bâillent plus de 20 fois par
jour; 25% se plaignent d'un excès de
bâillements qui les handicape. Sur ces
25%, 8% absorbent des anti-dépresseurs,
2% des antiépileptiques. Un regard sur
les pathologies est informatif : 2,4% ont des
troubles neurologiques (sans précision),
2% des troubles hormonaux, 5% ont des tics
moteurs, 2,8% des troubles obsessionnels et
compulsifs. Il n'existe aucune donnée
dans la littérature internationale
apportant cette notion. (lire
les résultats à ce jour !
)
On peut extrapoler à partir de ces
données que, parmi les patients d'un
médecin de famille, une dizaine environ
ressentent une gêne par excès de
bâillements. Bien peu vont lui en parler.
Sinon, c'est le praticien qui sera le plus
souvent pris au dépourvu et se contentera
d'une phrase lapidaire: "vous devez être
fatigué !"
Pourquoi
et comment bâillons-nous
?
Ni les virus, ni les microbes, ni les
plantes, ni les insectes ne bâillent.
Seuls les animaux pourvus d'un appareil
cardio-respiratoire et de sang (transport de
l'O2 par pigment respiratoire) commandé
par un système nerveux, même
rudimentaire, bâillent.
Bâillements
« de repos » ou bâillement «
social »
On peut distinguer deux types de
bâillements, identiques dans leur
déroulement, mais non dans leur survenue.
- Le bâillement de repos survient
à l'approche de l'endormissement, ou au
sortir du sommeil lors de l'éveil. C'est
le témoin et l'artisan de la modification
du niveau de vigilance.
- le deuxième type de
bâillements apparait lors de certaines
interactions sociales en relation notamment avec
la sexualité ou des conflits.
Fréquent dans de nombreuses
espèces avant et après
l'accouplement, il est particulier au
mâle, notamment le dominant d'un groupe,
et testotérone dépendant.
L'accouplement est un acte bref, intense,
requérant une extrême vigilance,
car après le choix de la partenaire,
l'acte lui-même est énergivore,
moment de grande vulnérabilité
face au prédateur, interdisant la fuite
immédiate. Là encore, le
bâillement est là comme
témoin et moteur d'une modification du
niveau de vigilance indispensable avant et
après l'accouplement (voir plus loin)
(1,3,9,10).
A l'origine du
bâillement, des structures nerveuses
archaïques
La succion-déglutition et le
bâillement sont les toutes
premières séquences motrices
à se mettre en place pendant la vie
intra-utérine. L'échographie a
montré que le foetus bâille
dès la douzième semaine
d'aménorrhée.
Cette coordination neurophysiologique
implique la mise en jeu successive et
l'activité synchrone de muscles
striés innervés par les cinq nerfs
crâniens: trijumeau (V), facial (VII),
glossopharyngien (IX), vague ou pneumogastrique
(X) et grand hypoglosse (XII). Les noyaux de ces
nerfs craniens et les structures interneuronales
assurant leur coordination sont localisés
dans le tronc cérébral et issus de
territoires embryonnaires précis,
primitivement déterminés dans le
rhombencéphale en huit rhombomères
dont le déterminisme positionnel est
assuré par une cascade de gènes,
les gènes Hox étant les mieux
connus. Ces gènes agissent en permettant
aux neurones qui les expriment de se positionner
le long de l'axe neural dans des
« compartiments », dont les
frontières sont marquées par les
changements d'expression de ces gènes. Au
cours du syndrome de Pierre Robin, retard
fonctionnel du tronc cérébral
responsable d' anomalies de développement
oro-faciale, succion et bâillement
n'existent pas à la naissance
(1,3,5,8).
Le bâillement nait donc au niveau du
tronc cérébral, dans des
structures archaïques du cerveau communes
à tous les vertébrés. Aucun
centre précis n'est identifié. Le
bâillement fait intervenir les
régions bulbaires et pontiques, avec des
connexions frontales et à la moelle
cervicale.
Un véritable
réflexe de vigilance
Le bâillement n'est pas une
simple ouverture de la bouche, mais une
contraction simultanée des muscles
antagonistes, les masticateurs (fermeture de la
bouche) et les digastriques (ouverture de la
bouche). Pendant la contraction des
digastriques, les muscles masticateurs
(masséters, temporaux,
ptérygoïdiens internes) sont
étirés et leurs fuseaux,
dotés de récepteurs sensibles
à l'étirement, envoient des influx
par les fibres afférentes de la
catégorie Ia de la racine
mésencéphalique du trijumeau.
Celles-ci forment avec les motoneurones des
mêmes muscles une liaison monosynaptique
à la base du réflexe
massétérin. Ces fibres
trigéminales ont des projections sur la
formation réticulée et le locus
cruleus anatomiquement proche du noyau
trigéminal mésencéphalique.
Or, le rôle de ces deux structures dans
les mécanismes de l'éveil est
connu. Le bâillement participerait
à la stimulation de l'activité de
la réticulée et du locus
cruleus, agissant donc comme un
réflexe de vigilance, défini comme
un niveau d'activité du système
nerveux (1,3,5,8). Le fait que l'amplitude du
réflexe massétérin varie
parallèlement au niveau de vigilance est
un autre argument en faveur de cette
conception.
De multiples réseaux neuronaux
concourt à la rythmicité
liée à l'alternance jour-nuit
(éveil-sommeil) et à la vigilance;
ils sont situés dans le pont
(adrénergiques), dans le pédoncule
(dopaminergiques), dans l'hypothalamus
(histaminergiques), dans la région
basifrontale de Meynert (cholinergiques). La
similitude des neuromédiateurs mis en
jeux conforte l'hypothèse du rôle
du bâillement dans la stimulation de la
vigilance. La place prépondérante
des voies dopaminergiques et cholinergqiues,
modulées par la sérotonine, le
GABA, et d'autres neuropeptides hypophysaires,
est établie.
Le rôle de l'hypocrétine (alias
orexine), peptide hypothalamique
découvert en 1998, stimulant
l'appétit et la vigilance, reste à
préciser (1,4,5). Les carnivores
bâillent plus fréquemment que les
herbivores. La richesse de l'apport calorique
rapidement ingéré sous un petit
volume permet au carnivore un luxe de sommeil -
donc de bâillements pour stimuler sa
vigilance. L'herbivore doit manger beaucoup plus
longtemps ce qui l'empêche de dormir; il
bâille donc moins. Il semble que
l'hypocrétine joue un rôle
régulateur du sommeil et
l'homéostasie énergétique
réduisant donc la fréquence des
bâillements. En somme, plus un animal est
sur ses gardes en raison d'un risque vital par
pression de prédateurs, moins il dort
moins il bâille.
Un rôle
psychosocial
L'éthologie plaide donc pour
donner, entre autres, un rôle de
communication non verbale au bâillement
(effet de synchronisation d'humeur d'un groupe,
signal de décroissance d'un état
de tension relationnelle). Alors que chez
l'animal, le bâillement est plus
fréquent chez les individus en groupe
qu'isolés, chez l'homme, le
bâillement public a souvent une
signification sociale défavorable: c'est
un signal de fatigue ou d'ennui de
l'interlocuteur. Dans ces cas, il apparaît
plus comme un conditionnement psychosocial
signifiant que comme une fonction physiologique.
- Du
curieux phénomène de la
contagiosité du
bâillement
- Exclusivement
humain !
- Un dicton populaire dit qu'un bon
bâilleur en fait bâiller sept ! Ce
curieux phénomène, unique parmi
tous les réflexes n'est identifiable, en
l'état de nos connaissances que chez
l'homme. Il n'apparaît qu'au cours de la
deuxième année de la vie. En
effet, chez les primates non humains, les
bâillements observés au
réveil correspondent à une
synchronisation des activités d'un groupe
social. Celle-ci est indépendante de
l'observation des congénères et ne
ressemble pas à une contagion.
- L'étude de la pathologie neurologique
humaine retrouve deux circonstances où
l'imitation perturbe les comportements :
- - La maladie de Gilles de la Tourette
(touchant le cortex préfrontal, les
ganglions de la base et le système
limbique) associe trois éléments
principaux: les tics, la rare coprolalie, et
l'écholalie/échopraxie
- - Le syndrome préfrontal ou
prémoteur associe une aphasie
kinétique (lésions
hémisphère gauche), et des
troubles de la sélectivité des
schémas moteurs alors que les fonctions
supérieures sont respectées. On
observe une désautomatisation des
activités avec
persévération et imitation
rudimentaire et erronée des derniers
mouvements de la personne faisant face au malade
(cétopraxie). La comparaison avec les
dysfonctionnements frontaux des crises
épileptiques préfrontales
(automatismes verbaux ou ambulatoire avec perte
incomplète de contact avec le milieu
environnant) fait évoquer une
participation frontale à ce curieux
phénomène de contagion.
- La contagion du bâillement pourrait
être une spécificité humaine
en relation avec les capacités
d'imitation, particulièrement
développées mais partagées
avec certains singes anthropoïdes, et
surtout d'empathie qui là semble
être spécifique de l'espèce
humaine et sans équivalent chez les
primates non humains (7,12,13).
Le
bâillement reflet de l'organisation du
cerveau
Le bâillement permet, ainsi
d'envisager la phylogenèse de
l'encéphale selon un schéma
d'organisation fonctionnel du système
nerveux où se superposent
-un cerveau ancestral «reptilien»
(tronc cérébral et noyaux gris
centraux), sans mémoire, lieu d'origine
du bâillement ;
-un cerveau «paléomammalien»
(système limbique avec mémoire)
interface synaptique et humorale commune
à tous les mammifères,
siège du bâillement
d'émotivité des singes (et des
bâillements sexuellement induits);
-un cerveau «néomammalien»
caractérisé par le
développement cortical chez l'homme, en
particulier des lobes frontaux siège du
bâillement d'empathie, « contagieux
».
Un regard sur la
pathologie humaine L'erreur d'un maître
!
Le mardi 23 octobre 1888, Jean-Martin
Charcot présente en ses mardis de La
Salpêtrière, l'observation d'une
jeune femme incommodée par sept
bâillements à la minute soit 480
à l'heure ! Alors que son examen lui
révèlait une hémianopsie
bitemporale, une anesthésie
cutanée cheirobrachiale droite à
tous les modes, une perte de l'odorat, il
qualifiait le tableau d'hystérique. Ce
tableau est évocateur d'une tumeur
suprasellaire.
Le bâillement,
élément de
sémiologie
Cet exemple illustre, parmi beaucoup en
médecine générale, montre
que le bâillement est un
élémennt de sémiologie
neurologique.
- La disparition du bâillement
témoigne d'un syndrome extrapyramidal, ou
d'un hypopituitarisme.
- Par contre, les causes d'excès de
bâillements, c'est-à-dire de salves
de 5 à 20 bâillements
répétées plusieurs fois par
jour sont multiples.
Brèves, ces salves sont banales
à l'approche d'un malaise vagal, ou dans
les désordres
neurovégétatifs (dyspepsie,
syndrome post-migraineux).
Prolongées, elles peuvent
révèler toutes les atteintes du
tronc cérébral, du thalamus et de
la région hypothalamo-hypophysaire:
tumeurs avec hypertension-intracranienne,
infections, accidents vasculaires, maladies
dégénératives etc.
L'apparition des psychotropes a fait naitre
une riche pathologie iatrogène: les
antiépileptiques, les
antidépressifs, l'apomorphine, les
anti-cholinestérasiques, la
sismothérapie, le sevrage morphinique ou
de méthadone sont pourvoyeurs de salves
de bâillements. Des médicaments non
psychotropes peuvent aussi entraîner un
excès de bâillements comme les
estrogènes ou les dihydropyridines.
Enfin il semble qu'il puisse être
individualisée, après avoir
éliminé les causes organiques, une
forme particulière de la maladie des tics
chroniques sous forme de tics moteurs
associés à des salves de
bâillements, et apaisées par la
prise d'halopéridol (1,3,5,7,8,13).
Ne baîllez pas
trop fort...
Le bâillement peut avoir des
complications ! C'est en effet la cause la plus
fréquente de la luxation de la
machoire...
Pourquoi
s'intéresser au bâillement
?
Le bâillement représente
un modèle pertinent des bases du
comportement neuropsychologique, tant sur le
plan des neurotransmetteurs et des hormones que
sur le plan neuro-anatomique.
Réflexe dont l'origine
phylogénétique remonte aux
vertèbrés au cerveau le plus
rudimentaire, il garde chez l'homme une fonction
commune avec les animaux : la stimulation de la
vigilance, lors de l'éveil ou du besoin
de sommeil. Chez les primates supérieurs,
le bâillement peut aussi apparaître,
pour certains sujets, à la suite
d'interactions sociales. Une activité
préfrontale, propre à l'homme,
favoriserait la contagion du bâillement et
conduirait à une homéostasie de
groupe (empathie?).
De multiples maladies
cérébrales, touchant le tronc
cérébral ou la région
thalamo-hypophysaire chez l'homme, peuvent faire
apparaître des salves
répétées de
bâillements, indiquant que le
bâillement doit retrouver une place dans
la sémiologie neurologique des affections
cérébrales humaines, organiques ou
iatrogènes.
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