M. O. naquit en Russie en 1905, mais
émigra aux États-Unis alors qu'il
était encore bébé.
Élève remarquablement doué
(il fut bachelier à quinze ans), il jouit
d'une santé excellente jusqu'à
dix-sept ans, âge auquel il contracta
une
encéphalite léthargique de
type soporeux compliquée d'une grippe,
qui le plongea dans un état de somnolence
(non stuporeuse) durant six mois. Sitôt
après s'être rétabli de cet
accès initial, il constata qu'il
souffrait de troubles du sommeil et de l'humeur,
et de certains désordres psychiques.
Entre 1922 et 1930, son problème
majeur fut sans doute l'inversion de son rythme
de sommeil : il avait tendance à avoir
extrêmement sommeil et à tomber
dans une sorte de torpeur le jour, et à
être, la nuit, très
énervé et insomniaque. Il fut
également sujet à de soudains
accès de bâillements, à
de la narcolepsie, à des accès de
somnambulisme et de somniloquisme, à des
paralysies se déclarant pendant le
sommeil et à des cauchemars.
Alors qu'il était jusque-là
d'un tempérament parfaitement
équilibré, M. O. commença
après son encéphalite à
être sujet à des sautes d'humeur
assez marquées (consistant le plus
souvent en de soudains accès de
dépression, et quelquefois en de
l'exaltation) qui lui paraissaient « tomber
du ciel » et n'avoir aucun lien avec sa vie
sociale ou affective ; il traversa de
brèves périodes d'agitation et
d'impulsivité au cours desquelles il se
sentait «forcé d'aller et venir, de
faire n'importe quoi», et qu'il ne pouvait
pas davantage rattacher aux circonstances de sa
vie quotidienne. Et il s'aperçut
également, à la même
époque, que « quelque chose
était arrivé » à son
esprit. Sa mémoire, son amour de la
lecture, son vocabulaire, sa finesse et son
intelligence étaient intacts, mais il
était devenu incapable de se concentrer
longtemps, car, ou bien il était
submergé par des idées qui lui
semblaient étrangères (il me dit :
«des flots de pensées me
traversaient l'esprit comme une flèche,
des pensées qui n'étaient pas les
miennes, qui n'étaient pas
délibérées, si vous voyez
ce que je veux dire»), ou bien au contraire
ses pensées «
s'évanouissaient brusquement, quelquefois
en plein milieu d'une phrase... Elles se
retiraient, laissant comme un cadre qui aurait
perdu son tableau». M. O. se contentait en
général d'imputer ces caprices de
sa pensée à la maladie du sommeil,
mais il avait parfois aussi la conviction
d'être sous l'« influence » de
forces diverses qui «trafiquaient» ses
pensées.
Vers 1926, il commença à
souffrir de contractions musculaires et de
tremblements dans les deux bras, et cessa de
balancer le bras droit en marchant. En 1928, il
alla passer des examens au Pennsylvania
Hospital, où les médecins
observèrent «des tremblements fins
des doigts et de la langue ( ... ) des
contractions fibrillaires des muscles de
l'avant-bras ( ... ) un faciès
figé ( ... ) des clignements constants
des deux yeux». A aucun moment, durant les
quatre ans durant lesquels il fut suivi à
cet hôpital, ses facultés mentales
ne parurent altérées, mais il
souffrit néanmoins périodiquement
d'accès de dépression ou (plus
rarement) d'euphorie.
Malgré ces symptômes, M. O.
continua à travailler comme vendeur dans
un magasin jusqu'en 1936. Subsistant ensuite
grâce à une petite pension
d'invalidité, il mena une vie
indépendante jusqu'en 1956,
évitant l'hospitalisation mais devenant,
au fil des années, de plus en plus
solitaire et reclus, de plus en plus excentrique
dans ses paroles comme dans ses pensées,
et presque stéréotypiquement
obsessionnel, voire religieux, dans ses
activités quotidiennes.
Lors de son admission à Mount Carmel,
M. O. était encore capable de marcher
sans aide, mais il avait le tronc
légèrement plié en avant.
Un tremblement accusé et intermittent
agitait son bras et sa jambe gauches, tous ses
membres étaient raides et laissaient voir
un phénomène de « roue
dentée », son faciès
était figé et son regard ne
pouvait plus se diriger vers le haut. Il me
déclara, d'un ton ferme mais poli, que
ses sautes d'humeur s'expliquaient par les
interactions des protons et des neutrons dans
l'atmosphère, et que ses problèmes
neurologiques étaient la
conséquence d'une ponction lombaire qu'il
avait subie en 1930.
Au début des années soixante,
M. O. fut atteint de deux nouveaux
symptômes baptisés par les autres
patients «grimaces» et
«monologues». Ses imiques ne
ressemblaient en fait guère à des
grimaces normales, mais évoquaient
plutôt la maladie : ses haut-le-cur,
sa langue tirée, ses paupières
crispées faisaient tout à fait
penser à un malade en train d'agoniser.
Il ne prononçait pas non plus de vraies
paroles lorsqu'il « monologuait »,
mais émettait à chaque expiration
une sorte de ronflement étouffé
assez agréable à entendre, faisant
penser au bruit lointain d'une scierie, au
bourdonnement d'un essaim d'abeilles, ou aux
feulements de satisfaction d'un lion repu. Il
est intéressant de noter que, bien qu'il
fût sujet à ces
«compulsions» à grimacer ou
à faire des bruits depuis au moins trente
ans, M. O. avait réussi à les
contrôler jusqu'en 1960. Ces
symptômes se manifestaient tout
particulièrement quand il était
fatigué, excité ou malade ; et ils
semblaient également s'intensifier
dès que nous y prêtions attention,
ce qui engendrait naturellement le processus de
cercle vicieux habituel.
A la même époque, sa
rigidité et sa dystonie, ainsi que sa
tendance à la précipitation et
à la festination, s'aggravèrent
progressivement. Ayant souvent eu l'occasion de
le voir entre 1966 et 1968 (c'est-à-dire
avant le début de son traitement à
la L-DOPA), j'avais fini par le connaître
très bien. C'était une sorte de
petit gnome étrange et charmant qui
prononçait souvent des phrases
surprenantes, parfois très drôles
et d'autres fois sans aucun rapport avec le fil
de son discours ; le «désordre de sa
pensée», ses points de vue originaux
et quelquefois très choquants et son
humour gouailleur formaient un mélange
inextricable - comme chez tant de
schizophrènes doués - qui donnait
à sa pensée et à sa
conversation une saveur étrangement
gogolienne. Lorsqu'il parlait, son visage
n'exprimait quasiment aucun affect : au cours de
ces trois ans durant lesquels j'appris à
le connaître, je ne le vis pas une seule
fois «s'énerver». Mais, tout en
ne se montrant jamais en colère,
agressif, angoissé ou exigeant, il
n'était cependant pas apathique à
la manière, par exemple, de Mme B.
J'avais plutôt l'impression que ses
affects avaient été
fragmentés, déplacés et
dispersés d'une façon
incroyablement complexe, à des fins
défensives. C'était un homme
très narcissique, que le monde
n'intéressait pas beaucoup.
Il parlait vite, d'une voix douce, grave et
bredouillante, un peu comme s'il était
très pressé et avait toujours un
important secret à confier. Son tronc
était extrêmement rigide et
plié en avant par une dystonie de flexion
assez handicapante, qui lui faisait faire un
angle aigu avec les jambes. M. O. était
totalement incapable de se redresser
volontairement - tout effort en ce sens avait
plutôt pour effet d'aggraver sa dystonie
-, et ne pouvait relever le dos que lorsqu'il
était couché ou endormi. Ses
membres avaient une rigidité plastique
prononcée, sans composante dystonique, et
étaient sporadiquement agités par
un astérixis. Il se mettait debout sans
difficulté, et marchait d'un pas assez
rapide. Il était incapable de marcher
lentement et, une fois lancé, avait du
mal à s'arrêter. Il était
facilement sujet à la propulsion et
à la rétropulsion. Ses grimaces et
ses ronflements s'accompagnaient de toutes
sortes de mouvements plus petits des oreilles,
des sourcils et des muscles peauciers; du cou ou
du menton. Sauf quand il grimaçait ou
était sujet à l'une de ses rares
crises de blépharospasme clonique, son
regard était aussi fixe que celui d'un
lézard et il clignait très peu des
yeux. Mais il était aussi malgré
tous ces symptômes, l'un de nos patients
les plus actifs et les plus indépendants
: il ne nécessitait aucun soin
hospitalier particulier, demeurait capable de se
déplacer et vaquait sans relâche
à toutes sortes de singulières
activités sociales consistant à
nourrir les pigeons, à donner des bonbons
aux enfants ou à bavarder avec les
vagabonds qui passaient le long de la
route.
La scopolamine et divers autres
anticholinergiques atténuaient un peu sa
rigidité; le recours à la
chirurgie n'avait jamais été
envisagé. Dans la mesure où sa
motilité n'était pas trop atteinte
et où certaines de ses tendances
pathologiques risquaient d'être
aggravées par la L-DOPA,
j'hésitais à essayer ce produit
sur lui. Mais il nous dit que l'inclinaison de
son dos «le tuait», et je me
résolus donc, pour cette raison, à
lui administrer de la L-DOPA.
Encéphalite léthargique
Cruchet, Moutier, Calmettes Soc méd hop
Paris 27 avril 1917