Il y a longtemps déjà que
j'ai commencé à observer ce
phénomène pathologique. En effet,
en 1851, dans la Gazette
Médicale de Strasbourg, j'ai
publié une note intitulée :
Deux cas de
bâillements intermittents.
L'un relatif à un homme
déjà âgé. Cet homme,
étant en convalescence d'un fièvre
intermittente hémiplégique,
fut pris d'un bâillement très
incommode se reproduisant chaque jour à
la même heure. Chose non moins
remarquable, chaque fois que ce bâillement
avait lieu, il se produisait un mouvement
convulsif d'élévation au bras
antérieurement paralysé, mouvement
accompagné d'une sensation douloureuse
dans cette partie, et que le malade ne pouvait
empêcher qu'en saisissant fortement ce
membre avec la main du côté
opposé.
L'autre cas concerne une jeune fille
névropathique au suprême
degré, chez laquelle
ultérieurement j'ai vu, pendant
plusiseurs années, se dérouler le
tableau de pyrexies et des névralgies
périodiques les plus variées. Vers
l'époque de la rédaction de ma
note, elle vint me consulter pour un
bâillement convulsif qui revenait
matin et soir vers les mêmes heures, et
qu'elle avait au moment même de son
entrée dans mon cabinet. Rien de bizarre
comme l'aspect de cette fille en ce moment. Sa
bouche s'ouvrait démesurément
à chaque instant, sous l'impulsion d'un
spasme bruyant qui continua tout le temps, assez
long, de la consultation; en sorte que cette
pauvre fille était presque incapable de
répondre à aucune de mes qustions
et que, sans la présence de sa
mère, j'eusse été bien peu
renseigné. Parmi beaucoup de choses
intéressantes que me raconta cette femme
j'appris ceci: le bâïllement, qui a
lieu depuis un certain nombre de jours alterne
avec un mouvement fébrile plus ou moins
prononcé et se produit sans que la malade
ait le moins du monde sommeil. Chose
singulière et que je constate, à
chaque mouvement de la machoire, il y a du
ptyalisme : tantôt la salive coule plus ou
moins abondamment, tantôt elle jaillit de
la bouche. Cette perte salivaire, ajoute cette
femme, est bientôt accompgnée de
douleurs d'estomac, d'un sentiment de
défaillance, d'une sorte de fringale qui
fait que la malade éprouve le besoin de
manger beaucoup plus souvent que de coutume, ce
qui pour un moment la soulage. Comme chez le
malade précèdant, j'ai, chez cette
jeune fille, combattu le bâillemént
avec succès par les préparations
quininiques aidées du régime
tonique.
En 1852, un homme qui venait d'être
guéri par ces préparations, d'une
hémorragie périodique venue
à la paume de la main, par l'effet d'une
plaie superficielle résultant de
l'explosion d'un pistolet, avait aussi des
accès de bâillement, et chaque
fois que les mâchoires
s'écartaient, il éprouvait une
sensation légèrement douloureuse
au pli du membre blessé.
J'ai déjà raconté, en
1852, dans le Journal des Sciences
Médicales de Bruxelles, l'histoire d'une
jeune femme atteinte d'une fièvre
rhumatismale protéique dans laquelle les
accès plus ou moins graves de
fièvre furent pendant quelques ternps
précédés ou suivis d'un
accès de bâillement.
J'ai également observé, en
1860, un sujet atteint d'une fièvre
très protéique qui avait de
fréquents besoins de manger, lesquels se
traduisaient par un sentiment de
défaillance, des vertiges, dont le
prélude était un
bâillement véritablement
convulsif, signe indicateur précieux
dont la garde-malade elle-même finit par
savoir tenir compte. Dans les premiers temps,
faute d'avoir apprécié cette
indication, des syncopes et d'autres accidents
plus ou moins graves avaient lieu.
Depuis lors, et aussi bien dans la partie de
la banlieue de Paris, où j'exerce depuis
la fin de 1869, qu'en Lorraine, où j'ai
pratiqué la médecine à
partir de 1837, j'ai eu assez souvent occasion
de mettre à profit cette indication.
Maintes fois, en effet, en faisant donner de la
nourriture, du vin, généreux ou un
autre liquide alccolique (cognac, kirch, rhum)
j'ai vu se suspendre plus ou moins promptement
le bâillement, périodique ou non,
servant de podrome à divers accidents
graves ou alternant avec ces accidents, ou leur
succèdant, ou enfin constituant à
lui seul l'état pathologique. Dans cette
dernière circonstance, c'était
parfois comme dans le cas suivant, tout
récent, une fièvre
larvée.
Observation
Bâillement parfaitement
périodique, sous le type quotidien chez
un enfant
Le sujet de cette observation est
l'ainée de mes deux petites filles.
Agée de 9 ans et demi, d'une constitution
assez forte, elle jouit habituellement d'une
bomme santé, qui n'a guère
été interrompue que, il y a six
ans, par une fièvre rémittente
aphteuse, laquelle dut être combattue par
la médication tonique et
antipériodique, jointe, dans une certaine
période à un régime
alimentaire stimulant et tonique. Depuis
quelques temps, sa croissance était
rapide. Depuis quelques temps aussi, tout en
conservant son bon sommeil, son appétit
et ses forces, elle montrait une
impressionnabilité plus grande que de
coutume et accusait souvent les
inquiétudes dans les membres quand, le 17
septembre dernier, dans l'après-midi, peu
d'heures après le déjeuner, comme
elle se trouvait à Paris avec sa
mère, elle se plaignit de maux d'estomac,
et dit que, tout en éprouvant une
tendance à vomir, elle sentait comme un
besoin de manger. A plusieurs reprises, un peu
de gâteau léger suspendit ces
petits accidents; l'enfant ne vomit pas mais, au
diner (6 heures et demie), elle mangea
très peu, se montra pâle,
fatiguée et triste. Néanmoins, la
nuit fut aussi bonne que de coutume.
Le 18, elle prit son chocolat avec assez
d'appétit, mangea encore passablement au
second déjeuner; mais, au repas du soir,
ayant plus soif que faim, elle prit très
peu de chose; parfois pendant la
déglutition, elle accusait une
légère sensation, de gène
dans le gosier (c'était spasmodique).
Comme la veille, à pareille heure, elle
avait alors de l'abattement, de la pâleur,
tandis que, dans la journée, elle avait
paru être à peu près dans
son état ordinaire. Nuit également
bonne.
Le 19, comme, depuis quelques jours, elle
était plus constipée encore que de
coutume je fis remplacer le chocolat, qui
constituait habituellemnt son premier
déjeuner, par du café au lait,
dans la première cuillerée duquel
on mit un peu d'huile de ricin. Deux heures
après, avait lieu, mais, comme souvent,
antérieurement, avec efforts, une selle
dure et abondante, suivie, dans
l'après-midi, d'une petite selle moins
consistante. Cela n'empêcha pas l'enfant
d'être entre 6 et 7 heures du soir. dans
le même état que la veille à
pareille heure.
Le 20, au premier déjeuner, une petite
quantité d'huile de ricin est encore
donnée, de la même manière,
et deux petites selles semi-liquides se
produisent dans la journée. Vers six
heures et demie, quand on se met à table
et au moment où l'enfant allait commencer
à manger quelque peu survint un
accès de bâillement qui dura
environ cinq minutes; en ce moment, elle avait
également de la pâleur, et les
mains et le visage étaient frais.
Bientôt, elle cessa de manger et, accusant
de la lassitude, elle se coucha. Même
bonne nuit.
Le 21, mêmes phénomènes;
à la même heure mais plus
prononcés. Il était, dès
lors bien évident que je devais recourir
à la médication
antipériodique.
Le 22,entre le premier et le deuxième
déjeuner, la petite malade prit du
sulfate de quinine dans du café noir, et
dans l'après- midi, quelques
cuillerées à bouche d'une potion
à l'extrait de quinquina. L'accès
de bâillement eut également lieu
à la même heure, mais moins
prononcé.
Les jours suivants, sous l'influence de la
constinuation de même traitement,
conjointement avec lequel on s'efforçait
de rendre le régime alimentaire plus
tonique, le bâillement quoique toujours
parfaitement périodique, continua
à diminuer. Il faut ajouter que le repas
du soir avait été commencé
avant l'heure del'accès.
Le 27, l'accès fit complètement
défaut; aussi le 28, la malade, qui se
trouvait à peu près bien sous tous
les rapports, quoiqu'elle ne mangeât pas
autant que je l'eusse désiré,
suspendit son traitement, et, au lieu de la
très courte promenade des jours
précédents dans le jardin attenant
à la maison, elle fit au dehors une
promenade relativement longue. A son retour vers
six heures, elle accusa beaucoup de fatigue.
Bientôt, quoique l'ont se fut
hâté de lui apporter son petit
diner, auquel elle toucha à peine, tout
en buvant beaucoup d'eau rougie, elle fut
reprise par son bâillement, et avec une
intensité beaucoup plus grande, qui ne
tarda pas à aller jusqu'à
l'empêcher, à plusieurs reprises,
pendant un temps assez long, de rapprocher les
machoires démesurément
écartées, écartées
au ponit de me faire craindre une luxation. En
même temps, elle était très
pâle et frissonnait. On se hâta de
la mettre au lit, et pour favoriser la
recalorification, la sudation, de lui appliquer
un enduit de collodion riciné sur le
ventre. On lui appliqua aussi, derrière
chaque oreille et au bas de la nuque, un petit
morceau de thapaia. Après avoir
duré près de trois quarts d'heure,
le bâillement fit place à des
douleurs dans les mâchoires, douleurs si
vives que pendant le quart d'heure qu'elles
durèrent, l'enfant ne cessa de pousser
des cris aigus, pendant que son visage exprimait
la plus vive anxiété. Cette
anxiété, toutefois, eut un
côté utile, car elle rendit la
petite malade beaucoup plus docile qu'elle ne
l'avait été les jours
précédents.
On lui administra alors du sulfate de quinine
dans un peu de thé chaud, et elle ne
tarda pas à gouter un sommeil paisible.
Dans le court réveil du milieu de la
nuit, on lui donna un petit biscuit
trempé dans du vin pur.
Le 29, à son réveil du matin,
à l'heure ordinaire, elle ne se plaignit
que d'un peu de céphalagie frontale que
du reste, elle avait déjà
éprouvée plusieurs fois
très passagèrement dans les
derniers temps, et de petites douleurs dans la
région dentaire inférieure,
douleurs dont, plusieurs fois aussi, les jours
précédents, elle s'était
plainte en mangeant.
Restée ce jour-là au lit toute
la journée, elle y conserva une douce
moiteur, qui avait commencé dans la nuit
et qu'elle n'avait pas offerte
antérieurement. Après avoir eu
soin de donner une nouvelle petite dose de
quinine entre le premier et le second
déjeuner, on obtint qu'elle
mangeât, à ce second repas,
passablement de viande et bût pas mal de
vin pur. A la fin du dîner, qui lui fut
donné avant l'heure habituelle de
l'accès, celui-ci ne fut marqué
que par deux ou trois légers
bâillements, lesquels n'étaient
pas, comme les précédents,
accompagnés de pâleur de la face
indiquant un stade de froid. Nuit bonne. Le 30,
même traitement, même régime,
même tolérance pour l'alimentation
substantielle et le vin pur. vers l'heure de
l'accès, au lieu du bâillement,
besoin illusoire et répété
de défécation après qu'une
selle à peu près normale a eu lieu
dans la journée. C'était encore un
déplacement du spasme.
Depuis lors, il ne s'est plus rien produit
qui soit digne d'êtrenoté. Il est
bien entendu que le régime tonique a
été continué et que de
petites doses de sulfate de quinine ont encore
étéadministrées.
Réflexions
Pour un moment, je fus d'autant plus inquiet
que, tout récemment, j'avais vu à
quelques pas de chez moi, enlevé en peu
de jours par des accidents méningitiques,
un jeune enfant qui, dans le travail presque
achevé d'une première dnetition,
avait offert, comme phénomènes
podromiques, des bâillements et des
douleurs céphaliques qui lui arrachaient
aussi des cris perçants.
Je ne doute pas que chez ma petite fille
l'achèvement de la seconde dentition
n'ait eu sa part pathogènique, comme
aussi la croissance rapide, cause bien
évidemment asthénique, a eu la
sienne.
Ce que j'ai vu ici, pendant ces
dernières années surtout, me
permet de répèter quelques lignes
du chapitre Etiologie de mon Mémoire "sur
la constitution médicale d'une
contrée de la Meurthe et des Vosges".
"Ces maladies (les névralgies et les
pyrexies) pour se produire semblent se saisir de
circonstances où le système
nerveux est le plus impressionnble et
l'organisme affaibli. Ces circonstances
sont:
A: la première dentition; j'ai vu
beaucoup d'enfants chez qui l'éruption de
chaque dent, pour ainsi dire, donnait lieu
à des accès de fièvre
convulsive ou autre, dont le quiquina faisait
justice. On peut dire d'une manière
générale que l'éruption des
premières dents est plus douloureuse et
cause plus d'accidents aujourd'hui
qu'autrefois.
B: le renouvellement des dents est aussi une
cause occasionnelle très fréquente
d'accidents nerveux. En général
aussi, la chute des premières dents et la
sortie des autres sont plus douloureuses
aujourd'hui qu'autrefois; et souvent, d'une des
premières dents cariées ou
névrosées, s'irradient, dans tout
un côté de la face, des douleurs
que j'ai vu se reproduire d'une manière
périodique, et qui alors ont
été traitées aussi avec
succès par le sulfate de quinine,
même avant ou sans l'extraction de la
dent.
C: la perte des secondes dents...
D: la menstruation, etc..."
Je termine en exprimant l'opinion,
d'après ce qui précède, que
si, chez ma petite fille, j'avais agi autrement
que je l'ai fait, j'aurais pu voir se produire
aussi des accidents de haute gravité.
Dr Liécey.